Quand le théâtre s’illusionne.
Il y aurait bien plus bien sûr à dire sur ce spectacle que je ne vais le faire. Quatre heures, ou presque, selon une construction rigoureuse, chronologique, par chapitres, mais échappant à une téléologie simpliste par la permanence de thèmes et de symboles. Nous nous contenterons d’en discuter en termes de « structures », si on nous permet de réutiliser un mot fort connoté, ou si on préfère, pour utiliser un mot encore fort, mais moins galvaudé (peut-être), en termes d’agencement. Et Jan Fabre nous y invite (et Johan de Boose qui signe le texte), non seulement par le sujet même de la pièce (la Belgique représentée), mais surtout par cette ouverture constante du spectacle sur la vie, grâce aux références (dont beaucoup nous ont sans doute échappé) à une culture quotidienne, à des traditions et à un folklore, et aussi grâce aux discours théoriques sur le théâtre, proférés régulièrement pendant la pièce.
Fellini comme référence, pour un spectacle baroque, composite, hétérogène, selon le goût et à la manière de Jan Fabre, et qui vient caractériser la réalité politique qu’est le sujet de la pièce : la Belgique. De cette Belgique, et de l’image qui en est construite, nous ne parlerons pas. Ni des mélanges de registres, des peintures animées, du goût de la machinerie et du spectaculaire. Un spectacle grandiose, assurément, et dont les quatre heures sans entracte passent très bien. Un spectacle vivant, grâce aux actrices et acteurs dont le talent époustouflant – au sens, aussi, propre – les range toutes et tous parmi les meilleurs performeurs que nous ayons eu la chance de voir. Vivant, justement : c’est le but revendiqué par Fabre et de Boose, dans le discours métathéâtral qui fait fond généreusement, et sans le cacher, sur un texte canonique : Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud.
Pourtant, ce spectacle, aussi bon peut-il paraître selon certains critères formels, ne fait qu’entretenir le système qu’il s’ingénie, ingénument, à dénoncer : capitalisme, individualisme, hypocrisie généralisée. Et voici, en quelques mots, pourquoi.
Parce que, d’abord, ce spectacle est une marchandise comme une autre. Dans la sous-classe, il est vrai, si on veut peaufiner la taxinomie, des produits culturels. Avec toutes les particularités du mode de production et de consommation de ce genre de marchandises, et qui sont de mieux en mieux connues et étudiées[1]. Mais en persévérant dans la mythologie (et l’illusion) d’une supériorité de l’art et de la création culturelle, qui n’est en fait qu’une « consommation » culturelle qui cache son vrai nom, à toute autre forme de consommation (comme si l’art appartenait encore à une sphère sacrée, héritage laïcisé de la religion), ce spectacle – et le théâtre en général – pêche doublement : par orgueil et par paresse. Par orgueil, parce qu’il se glorifie de prérogatives qu’il ne possède pas et parce qu’il s’érige en juge des autres, sans se juger correctement soi-même. Et n’est-ce pas le comble du théâtre de s’illusionner ? Et par paresse, car qui a des ambitions affichées est impardonnable de ne pas avoir les exigences nécessaires pour les accomplir. On ne peut pas vouloir « changer les choses » (et c’est, toute modestie mise à part – ce qui pourrait encore être légitime chez un artiste accompli comme Jan Fabre –, le vœu le plus cher de ce spectacle), sans analyser rigoureusement ces « choses »… Et puis, tout bêtement, ce spectacle reste un produit, parce qu’il fait la promotion de la Belgique. Le produit culturel n’est pas juste une marchandise absolue : il est constitutif du capital (plus ou moins) abstrait de la structure qui la met en circulation. Et cela même si le contenu de ce produit semble être la critique radicale de sa propre structure productive. Cette structure, parfaitement inhumaine et mécanique, ne peut prendre en compte aucun contenu moral, c’est-à-dire (pour faire bref ici : la dichotomie demanderait à être affinée) « qualitatif », mais seulement des données « quantitatives »… C’est ce qu’on pourrait appeler la « double fonction du produit » : se vendre soi-même et vendre l’ensemble de la structure de production qui l’a produit. En outre, ce spectacle-marchandise participe de la construction idéologique nationale, tout en se réclamant internationale, ce qui pourrait appeler d’autres critiques qui nous feraient cependant dévier de notre ligne conductrice.
Car ce spectacle échoue aussi du fait même qu’il contient cette charge critique qui lui permet d’être reçu avec forces applaudissements par un certain public. Quel public ? Non pas celui qui va aux matchs de football (quoique, bien sûr, qui va au théâtre peut aussi aller au stade, mais pour des raisons différentes), mais un public qui se plaît à penser le monde, public qu’on pourrait sans difficulté qualifier d’« éclairé », ou du moins de « critique », alors qu’il ne l’est que superficiellement, et dans cette mesure dangereuse où il va, par son statut, consolider le système qu’il ne fait que nourrir en ne parvenant pas à le renverser tout en y étant intégré. Pour le dire simplement, c’est son impuissance et les compromis qu’il se sent moralement obligé de faire (sans force de négociation) qui consolide l’alme système qu’il conchie. Comme le nourrisson est parfois pris d’une violence vaine envers qui lui donne le sein. On entreverra l’ampleur du danger que cette situation induit. Ou même (n’ayons pas peur de tirer les conclusions qui s’imposent) l’ampleur du marasme dans lequel notre société patauge, au détriment de certains de ses individus, mais surtout au détriment d’une bonne partie de la planète et qui reste, malgré (et à cause de) la masse des images, invisible. Ce public n’a de « critique » que son état mental, et il est aussi « éclairé » que ne l’était la Grande Catherine, absolutiste et esclavagiste, qui gagna pourtant cet épithète par le seul fait d’avoir racheté la bibliothèque de Diderot… Tout le monde peut aujourd’hui acquérir pour quelques sous les œuvres complètes de tous les philosophes depuis Platon. On ne voudrait pas se contenter d’un sarcasme, mais il est irrésistible de se réjouir de ce public qui se complaît à s’entendre admonesté à propos de sa passivité et de son indécrottable égoïsme. Au moins pourrait-il renvoyer Fabre et sa compagnie devant un miroir… Mauvaise foi sartrienne ? On laissera de plus subtiles que nous le préciser. Mais il est clair que ce public, tout en ayant conscience de ses compromissions, pense sincèrement faire tout ce qui est en son pouvoir – chacun à son échelle – pour « changer les choses », ou les faire « changer », ou au moins ne pas trop les faire empirer…
Belgian rules / Belgium rules est donc étonnamment confortable, malgré les quelques courbatures après 4h assis sur un siège que d’aucuns jugeront un peu rigide… Et ici, il faudrait préciser que le jeu de détournement, souvent manqué, des clichés en abondance en peut être autant la cause que l’effet. On rit, oui. Mais pas aussi souvent, hélas, que les plus insouciants. Le degré de traitement des stéréotypes belges, ou le décalage recherché pour ne pas en rester au premier degré d’évocation des clichés en tant que clichés, mais pour en faire des fonds de vérité, des caractéristiques qu’on peut réinvestir sans sombrer dans la caricature, ne sont pas assez marqués : il manque, à l’ensemble, une distanciation (le mot est sorti…) pour que les détails en bénéficient également. Une distanciation qui permettrait d’inverser l’inversion spectaculaire, pour reprendre la terminologie de Debord, ou, plus simplement, de dépasser le mensonge du spectacle (de la « mise en scène »). Sans doute la nudité, à quelques moments pertinente, la plupart du temps gratuite voire racoleuse (« spectaculaire » encore…), empêche les trop rares esquisses de distanciation. « Penser avec le cœur, sentir avec la tête », une belle formule qui n’a la saveur que du slogan. Si le discours critique du spectacle revendique sa liberté d’expression et son autonomie vis-à-vis des systèmes et des institutions (dénonciation de la vente étatique d’armes, de la corruption, du passé colonialiste et de ses permanences actuelles, etc.), c’est bien aussi par là que le bât blesse : les critiques restent encore et toujours les mêmes, lettres mortes et masques de bonne conscience sur notre mauvaise conscience-au-monde, critiques dont la violence de l’expression nous galvanise et assouvit artificiellement notre faim. Nous mangeons salé et nous buvons sucré. Or ce spectacle s’appuie, on l’a dit, sur Antonin Artaud. En reprend certaines formules : la cruauté, la peste. Tout en mettant en scène la transgression de tabous, tout en revendiquant ces mises en scène de transgression de tabous, ce spectacle, finalement, les déréalise. On peut être gêné, mais cette gêne reste confortable. Du reste, si le spectacle devait vraiment être bouleversant, il aurait été interdit. Les théâtres sont pleins de spectacles tellement bouleversants qu’ils n’ont jamais été montés. Belgian rules / Belgium rules s’amuse, bon enfant, sur le touche-pipi-caca de la tolérance du public cultivé, à qui on parle de Sade depuis le lycée et qui peut à tout moment visionner, par curiosité ou pour passer le temps, les pires atrocités sans trucage de l’invention humaine.
En fait, ce spectacle faillit parce qu’il réinvestit pleinement la catharsis spectaculaire telle qu’on la connaît depuis les révolutions industrielles. Mais le paradoxe est, plus que jamais, si on accepte cette quasi lapalissade, aporétique. En effet, c’est en nous parlant de nous que ce spectacle nous divertit. Au double sens pascalien et bourdieusien du terme. Forme ultime du divertissement, sans conteste, dans lequel on se goinfre aussi joyeusement que des porcs. Et c’est cette forme de catharsis qui permet de dire qu’Antonin Artaud est trahi. Car si les procédés des textes des années 20 et 30 sont repris, nous ne sommes plus dans l’entre-deux-guerres et ce que recherchait Antonin Artaud était bel et bien l’abolition du théâtre traditionnel, dont ce spectacle est, encore une fois, – avec un talent et une réussite par ailleurs admirables – le pur produit. Or il n’était pas possible que ce spectacle échappât à cet écueil – tragique, on peut le dire au sens fort. Et d’abord parce qu’il est de Jan Fabre, et que Jan Fabre est brûlé. Si Jan Fabre, dont le talent, on le répète, n’est pas en question ici, est brûlé, c’est qu’il est devenu à lui seul l’incarnation du système spectaculaire-marchand dans le domaine de la création théâtrale (et artistique au sens large), et que quoiqu’il puisse faire ou dire d’extrême et de tabou (et il ne s’en prive pas…), il ne fait que nourrir le système qu’il est lui-même. Il grossit comme le porc de Félicien Rops qu’une catin aux yeux bandés (le public) tient au bout d’une laisse… Rien à faire contre cela : Jan Fabre est brûlé, et son spectacle ne présente que des nuances superficielles avec un match de football. Peut-être pourrait-il, comme il le désire et le dit dans cette pièce, abolir la frontière entre public et acteurs, s’il se suicidait sur scène, ou tuait des spectateurs, mais même avec de telles extrémités, pas sûr qu’il démolisse les murs abstraits mais encore plus infranchissables que ceux qui se construisent un peu partout dans le monde, qu’il dénonce en chœur avec son public.
Et puis, ce spectacle échoue parce que le théâtre, en tant que lieu et institution, ne peut plus être qu’un espace coercitif, au même titre que l’école, la prison, les grands magasins, et autres musées. À la fois en tant que lieu par les procédures dures d’accueil du « public » et des représentations (connaître l’existence du spectacle – publicité, promotion –, acheter son billet, arriver à l’heure, être fouillé à l’entrée, éteindre son portable, se tenir assis, ne pas fumer, ne pas boire, ne pas parler, ne pas réagir si on n’y est pas convié, etc.), et en tant qu’institution pour des raisons plus clairement économiques de subsistances, qu’elles soient du reste publiques (subventions) ou privées (public économiquement aisé), puisqu’il s’agira toujours d’argent et donc de valeur, c’est-à-dire d’un « sujet automate » qui ne permet l’existence des structures théâtrales que pour leur rentabilité directe (recettes des entrées – cas de figure rare, mais à coup sûr le spectacle de Fabre est économiquement viable) ou indirecte : par exemple la promotion d’un État, d’une entreprise, le contentement d’une tranche de la population politisée et votante (le vote, continuant à légitimer l’inacceptable et l’intolérable, puisque les systèmes qu’il met en place sont inacceptables et intolérables…). Sur tout cela, le spectacle reste muet, hélas. Il s’enferme dans son aveuglement, dans sa mauvaise foi, dans sa facilité outrancière, dans son obèse contentement de soi. Quelle satisfaction que de se voir flatté dans sa force critique, c’est-à-dire dans sa baudruche d’indépendance… Pour Artaud, le spectacle devait être inconfortable. Il en avait fait la démonstration, une fois, dans une conférence, autour des années 30, ce que Georges Bataille rapporte (dans Le Surréalisme au jour le jour) : pour illustrer son propos, il s’était levé et avait poussé un cri si déchirant que le malaise s’était abattu sur la salle. Son retour au Vieux-Colombier, le 13 janvier 1947, dans l’état qui était alors le sien, n’avait pas été moins inconfortable. Mais il est possible de trouver d’autres exemples, hier comme aujourd’hui, de ce théâtre de la cruauté qui n’a pas besoin de s’annoncer. Mais sans doute – qu’on nous démente – n’est-il pas possible de le trouver dans un théâtre…
- Spectacle présenté à La Rose des vents Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, le 21-22-23 février 2018 (nous avons assisté à la représentation du 22 février),
- au Hebbel Am Hufer, Berlin, les 16 et 17 mars 2018,
- au Schouwburg Kortrijk, Kortrijk le 28 mars 2018,
- au Kaai Theater, Bruxelles, les 20 et 21 avril 2018.
Image à la Une © Wonge Bergmann.
[1] Par exemple : Bourgeon-Renault, D. et M. Filser (2010), L’expérience culturelle. Recherches en marketing des activités culturelles Paris, Vuibert. Hand, C. (2011). « Do arts audiences act like consumers? » Managing Leisure 16 (2): 88-97. Holbrook, M. B. and E. C. Hirschman (1982). « The Experiential Aspects of Consumption: Consumer Fantasies, Feelings, and Fun. » Journal of Consumer Research 9: 132-140. Pulh, M., D. Bourgeon-Renault, et al. (2005). « Spectacles vivants, logiques de consommation et construction d’expériences: le paradoxe d’une offre à la fois unique et plurielle. » Décisions marketing 37: 57-66.
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