Il flotte quelque chose dans l’air, en ce matin du 08 janvier 2015.
Les lendemains de tragédie marquent les visages d’une façon bien à elles, avec une gravité cimentée dans le silence, comme si, tous, à travers le pays, nous avions perdu un membre de la famille, sans pourtant connaître personnellement aucune des victimes. Pour les lecteurs de ce journal qui, comme moi, aimait y trouver l’insolence nécessaire face aux logiques du monde, on se demande un peu qui dessinera, qui fera sourire, à présent. La satire a ses vertus qui relèvent de la morphine, dans une société souffrante.
Depuis vingt-quatre heures, les médias ont apposé sur le drame tous les mots du monde afin de décrire ce qu’il s’était passé, les dessins ont afflué, les propos d’hommage, les déclarations officielles et la solidarité mondialisée ont suivi, via les réseaux sociaux et les journaux télévisés. On a tout dit.
Et dans un lendemain de tragédie, à midi et à travers la vitre d’un bistrot, on peut seulement voir les gens rejoindre la place de la Mairie. Certains tiennent sous le bras des pancartes cartonnées où sont affichés des croquis d’amateurs, d’autres exhibent sur leurs manteaux d’hiver un « Je suis Charlie », mot d’ordre et d’hommage sous le carillon des églises qui déjà sonnent le glas. La mine sombre, un vieil homme barbu brandit un carton sur la place centrale : « Quand les têtes libres sont criblées de balles, c’est la République qui est poignardée. » Chacun redouble de traits d’esprits devant le nihilisme. C’est aussi ça, l’héritage d’un journal satirique : des gens qui ne renoncent pas devant la violence.
Ce qui flotte dans l’air, à midi pile, dans cette tristesse collective sur le chemin du recueillement, c’est le sentiment d’avoir été tous touchés. Au-delà de l’attentat, des policiers, des innocents à terre, on ne peut s’empêcher de penser au contexte. Il faut dire qu’il détient un atroce pouvoir évocateur, une onde de choc qui peine à se dissiper : deux fanatiques pénètrent dans les locaux d’un comité de rédaction pour assassiner des dessinateurs, des caricaturistes, des journalistes, des rédacteurs — pas de militaires, de chef d’État, ou de hauts-placés, non. Ils ont décapité un journal indépendant, parce que les modalités de leur art, de leur humour, de leurs messages allaient à l’encontre d’un Sacré qui commence à faire beaucoup de morts.
Sur la radio qui grésille, dans ce bistrot, on peut entendre les mots de « héros », jusqu’à celui de « martyr », qui aurait sans doute fait sourire Charb, Cabu, Tignous ou Wolinski, passés maître dans l’art de tourner en dérision le vocabulaire religieux — avec eux, c’est décidément l’ironie jusqu’au bout ! — et sur les lèvres, on parle de savoir quand seront rattrapés les terroristes. C’est aussi ça qui reste dans l’air, qui colle à la peau : la colère, la rage, la détermination de retrouver les assassins, le besoin de ne pas laisser le crime impuni. Et sur un écran d’ordinateur posé non loin, je peux voir un dessin représentant un terroriste cagoulé, portant une kalachnikov en bandoulière, qui lit une bande-dessinée Où est Charlie ? Il est écrit en-dessous :
« Charlie est PARTOUT. Vous n’avez aucune chance de gagner, les mecs. Aucune. »
Dans un lendemain de tragédie, il y a toujours l’idée d’une guerre larvée, une guerre de l’ombre qu’on est encore bien loin de gagner. On lutte contre un cancer dont les métastases ressurgissent à chaque fois, douloureusement. Et puis une autre idée prend le pas — outrepassant toutes les idéologies, les croyances, les ressentiments et les émotions — cette idée que l’acte le plus ignoble et le plus lâche n’arrivera jamais à tuer la symbolique d’un dessin, d’un mot et de l’art salvateur. Un attentat n’est rien contre ce souffle libre.