« Silence, le plus digne hommage ! Quel tumulte d’amour emplit jamais le très profond silence ? »
« Aux jours où notre monde est chaos, alors que le temps augmente encore sa prodigieuse accélération, que l’inquiétude naît de ces dangers que nous n’avions pas mesurés, il est temps de prendre une pause, de retrouver un peu de calme et de profondeur de vue, de sensations. Segalen s’offre à vous, passants inquiets : prenez le temps de lire, de vivre, encore. »
Voyage et douceur, lenteur et précision – contre-intuitivité intuitive. Le poids des mots, non pour imprimer une persuasion sur la conscience du lecteur, mais pour lui proposer une étincelle de sublime. Le poids des mots, cela peut être poétique – loin des turpitudes terrestres.
Pourtant plantées en terre, les Stèles de Victor Segalen sont une initiation à la Chine rêvée, dans une antiquité fictive et sublimée, faite de sagesse et de grandeur. Par ces poèmes inspirés de monuments gravés, naviguons avec lui dans un monde d’ordre cosmique, où tout a sa place, dans une harmonie céleste toute irrégulière : Segalen transcrit merveilleusement cette pensée de fusion des inverses dans ces poèmes irréguliers – réguliers pourtant.
Ami, ami, j’ai couché ton corps dans un cercueil au beau vernis rouge qui m’a coûté
beaucoup d’argent ;
J’ai conduit ton âme, par son nom familier, sur la tablette que voici que j’entoure de mes
soins ;
Mais plus ne dois m’occuper de ta personne : « Traiter ce qui vit comme mort, quelle
faute d’humanité !
Traiter ce qui est mort comme vivant, quelle absence de discrétion ! Quel risque de
former un être équivoque ! »
o
Ami, ami, malgré les principes, je ne puis te délaisser. Je formerai donc un être
équivoque : ni génie, ni mort ni vivant. Entends-moi :
S’il te plaît de sucer encore la vie au goût sucré, aux âcres épices ;
S’il te plaît de battre des paupières, d’aspirer dans ta poitrine et de frissonner sous ta peau,
entends moi :
Deviens mon Vampire, ami, et chaque nuit, sans trouble et sans hâte, gonfle-toi de la
chaude boisson de mon cœur.
« Vampire », Stèles face au Nord.
*
En cherchant un passage à exposer en ouverture de cette page numérique, je me suis trouvé un instant interdit : impossible de détacher un des vers et de le trouver, encore, assez beau. Tout se joue dans le mouvement interne à chaque énoncé, mais surtout à chaque poème, et aussi, moins perceptiblement, à chaque partie et à l’œuvre entière.
L’expérience que propose cette lecture est celle d’un temps à prendre pour s’oublier positivement. Une pause d’existence. Un instant de vide – donc : incroyablement plein.
Imaginez… La douceur d’un thé fumé et d’une pâtisserie au gingembre ; avec un ami, à parler de grands hommes, d’amour et d’amitié, cependant que l’eau ruisselle sur les carreaux. Tout est là. Segalen offre des instants d’une plénitude vertigineusement ouverte sur le vide. Pas la vacuité occidentale, principe contre-nature illisible – non : le vide, en tant que condition positive du plein.
Pour amorcer le voyage, si précieux à travers les événements de ces derniers temps, on pourra trouver l’ensemble des Stèles sur leur site éponyme, mais comme le papier peut seul encrer le temps de la lecture, conseillons plutôt l’édition suivante : Stèles, Victor Segalen, coll. « Poésie/Gallimard », 160 pages, 6.00€.