Portrait d’un essentiel.
Il est mort depuis trop longtemps pour qu’on en parle encore, mais pas depuis assez de temps pour avoir droit à un anniversaire. En ce début d’année, ayons dans nos oreilles cet essentiel.
Il est là. Toujours, en filigrane, dans la voix de chaque chanteur en France. Il s’est invité dans notre musique comme un parasite un peu trop imprégné d’Amérique pour être catalogué variété, un peu trop Alsacien pour ne faire que du rock. Il est ce fantôme à la voix profonde qui vous hante sans que vous le sachiez. Il incarne la vertigineuse imprudence, la lucidité heureuse. Parti marginal, ignoré pendant près de quinze ans par le milieu de la musique, il a débroussaillé un chemin, d’abord par lui seul emprunté, dans lequel s’est engouffrée à sa suite toute une génération. Il a entraîné avec lui une bande de compositeurs, de paroliers, de réalisateurs musicaux, faisant de la création musicale en collaboration sa marque de fabrique, lui qui ne se considérait pas assez bon pour faire des chansons tout seul.
Années 1960 : Il avait vingt ans, un contrat de chanteur de variétés. Il chantait Les romantiques. Voix de crooner, belle gueule. Mais mercenaire et musique impersonnelle.
Années 1970 : C’est son passage à vide, au frigo (comme il l’évoque dans Milliards de nuits dans le frigo). C’est le moment d’écrire pour les autres, d’apprendre à produire un disque, à construire un album en lui donnant un son unique, une atmosphère. Apprentissage de la chanson comme une globalité. Boulimie mélomaniaque. Et puis, en 1977, un premier album personnel, Roman photos, qu’il reniera pendant longtemps. Extrait avec Le pianiste de l’Eden.
Années 1980 : Naissance, enfin, avec le single Gaby oh ! Gaby. Après avoir sorti un deuxième album, Roulette russe, qui n’avait pas plus marché que le premier, même s’il définissait davantage les contours du style Bashung, cette chanson de la dernière chance rencontre enfin le public français, séduit par son originalité et sa légèreté.
C’est la consécration pour le tandem Bashung/Bergman, qui collaborera durant toute la décennie, à quelques infidélités près. Viennent Pizza en 1981 et son Vertige de l’amour.
Play Blessures en 1982, cuisiné à la new-wave, à la touche Gainsbourg et aux machines, acte d’une recherche musicale prenant à contre-pied la logique commerciale et consacre Bashung comme autre chose qu’un simple rocker à minettes/succès télé/banane et cuir ; Figure imposée en 1983 poursuit cette recherche musicale ; Passé le rio grande en 1986, est l’album des retrouvailles avec Bergman suivi par Novice en 1989 qui fait la transition entre Boris Bergman et Jean Fauque.
Années 1990 : Cette nouvelle décennie ouvre une nouvelle période pour Alain Bashung. Osez Joséphine, sorti en 1991, voit Bashung replonger dans ses racines musicales américaines puisqu’il enregistre une partie de cet album à Memphis. Il inaugure un nouveau style, moins machines et plus guitares, moins calembours et plus poésie, qui le rapproche du public. Madame rêve est son premier tube depuis Vertige de l’amour. Les clips vidéo réalisés pour cet album apportent eux aussi un regard nouveau, privilégiant une situation simple et quelques plans, ce qui donne à ces miniatures une ambition cinématographique. Tout en poursuivant sa carrière avec exigence et honnêteté artistique, Alain Bashung prouve donc que qualité et succès peuvent aller de pair. Il s’impose définitivement comme un artiste français incontournable.
Madame rêve
Osez Joséphine par Jean-Baptiste Mondino
Volutes
En 1994 paraît Chatterton, nommé ainsi en raison du nombre important de musiciens ayant participé à l’album (il rassemble pas moins de dix guitaristes !). Pour cette album, la composition musicale s’apparente davantage à du découpage/collage à partir du matériau apporté par les musiciens. Ainsi, la musique s’élabore non pas linéairement mais par strates successives pour aboutir à un son global. Ma petite entreprise en est le nouvel incontournable.
Ma petite entreprise
J’passe pour une caravane
Après quatre années de silence sort Fantaisie militaire. Écrit entièrement avec Jean Fauque, les textes viennent bien en amont du travail musical avec Rodolphe Burger et Les Valentins. Cet album accouché dans la douleur, antithèse et remède pour une vie privée à la dérive, est celui de la consécration. Preuve que l’exigence paye, il est alors le plus abouti de sa carrière, ce que le milieu professionnel n’a pas manqué de remarquer en lui attribuant deux Victoires de la musique. La démarche musicale est la même que pour Chatterton, mais elle pousse plus loin la volonté de cohérence, ce qui donne des chansons formant les douze facettes d’un même univers. Le clip de La nuit je mens, réalisé encore une fois par Jean-Baptiste Mondino, est lui aussi récompensé.
La nuit je mens
Malaxe
Sommes-nous
Années 2000 : On aurait pu croire qu’il avait atteint un sommet. Pourtant, il écrit avec Jean Fauque encore un album, L’imprudence, qui sortira en 2002, où ils poussent jusqu’à l’extrême limite les logiques de leur collaboration. La pochette est sombre mais la musique plus lumineuse que jamais, la voix de Bashung se glissant dans des méandres, explorant toutes les nuances entre le chant et la parole et créant un phrasé plus que jamais inimitable. L’orchestration fourmille elle aussi de détails et développe en parallèle du texte sa propre narration, à la manière d’une musique de film. Le succès est davantage critique que commercial, mais Bashung a ouvert avec cet album une nouvelle voie, comme cela avait été le cas avec Play Blessures. Nul doute que cet album, qui n’a pas encore porté tous ses fruits,« irradiera encore longtemps » le paysage musical français.
Faites monter
En 2008 paraît Bleu pétrole. Pour la première fois depuis presque vingt ans, Jean Fauque n’est pas de l’aventure et laisse principalement la place à Gaëtan Roussel et Gérard Manset pour l’écriture et la composition. La couleur musicale, après les expérimentations de L’Imprudence, est plus proche de l’efficace simplicité du folk-rock. Le chanteur, mort en 2009, laisse avec cet album son testament musical, lucide et injustement prémonitoire dans Résidents de la république (« Un jour je parlerai moins / Jusqu’au jour où je ne parlerai plus. »). Loin d’être la simple redite d’Osez Joséphine, il nous semble qu’Alain Bashung s’apprêtait à explorer de nouveaux horizons, que cet album n’en était qu’un prémisse. Mention spéciale pour son interprétation de Suzanne, écrite par Leonard Cohen et adaptée en français par Graeme Allwright.