Les quelques artistes rassemblés ici s’inscrivent tous dans une démarche de réappropriation des langages de corps, de sexe, de genre, de soi.
New York – 1970-80’s. La ville est espace d’exposition. Les espaces publicitaires urbains restent vitrines. Mais il ne s’agit plus de consommation. Les passants deviennent acteurs-activateurs. La rue est réécrite par les habitants.
Abuse of power comes as no surprise
Private property created crime
Myths make reality more intelligible
Protect me from what I want
You are a victim of the rules you live by
Decadence can be an end on itself
Freedom is a luxury not a necessity
Your oldest fears are your worst ones
A little knowledge goes a long way
Money creates taste
Ces fragments de textes sont tirés d’une série que Jenny Holzer entame en 1977. L’artiste rédige des Truisms, à la banalité évidente et qui pourtant interrogent individuellement la condition humaine dans le New York de la fin des années 1970. Imprimés sur des t-shirts, ces textes accrochent le regard du passant le temps d’une rencontre éphémère. L’artiste diffuse ainsi ses truismes (d’ailleurs libres de droits) dans l’espace public.
Le caractère aphoristique de ces courtes phrases laisse un goût de lecture inachevée, invitant à la méditation. L’artiste transforme l’individu en activateur du truisme sans qui les mots ne pourraient envahir l’espace collectif. Le vêtement, déjà produit, devient un vecteur de sens.
L’abus de pouvoir est sans surprise.
« The world is full of objects, more or less interesting : I do not wish to add any. »
« Le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants : je ne souhaite pas en ajouter un seul. »
Ces propos tenus par Douglas Huebler illustrent le contexte dans lequel Holzer expérimente sa pratique. Puisque le monde est déjà à cette époque saturé d’objets, Huebler exprime une position tenue par de nombreux artistes, faisant écho au processus de dématérialisation de l’art de la fin des années 1960.
Les artistes préfèrent s’emparer d’objets déjà existants pour revendiquer leur statut singulier et artistique à travers leur déplacement ou leur mise en scène.
Ces attitudes soulignent le besoin de réaffirmer la singularité et l’identité oubliée dans la masse, et pointent le pouvoir de standardisation des outils de transmission que sont les mass-médias. Ces artistes s’approprient ces outils afin d’en détourner le message au profit d’une critique introspective.
Face à la saturation des images, des icônes et à la multiplicité des objets, l’empreinte des truismes sur le vêtement neutre et quotidien interroge l’influence de l’individu – actes ou non-actes – sur la situation collective. Les frontières entre le public et l’intime s’effacent. Une photographie de ces truismes imprimés est devenue symbolique de cette action : il s’agit du portrait d’une jeune femme portant un débardeur avec l’inscription « Abuse of power comes as no surprise ». Sa posture illustre la frontalité des propos à l’écho universel, dans un instant hors-temps matérialisé par le flou pictural de l’arrière-plan.
L’artiste affirme son inscription dans les lieux publics lorsque, dès 1982, certains de ses textes apparaissent sur le gigantesque panneau lumineux qui surplombe Times Square. Le message « Abuse of power comes as no surprise » est largement diffusé sur la place sans sommeil de New York. En détournant ces outils publicitaires, l’artiste propage largement son engagement social subversif en pointant les formes de pouvoir et de contrôle socialement intégrées. Alors que le message sur le t-shirt sous-tend une interaction entre deux individus, le panneau lumineux domine la foule.
Les textes d’Holzer seront par la suite projetés de nuit, sur de nombreux bâtiments à travers le monde, tels que le Guggenheim de New York en 2008. Le défilement du texte projeté engendre une lecture hypnotique qui inclut le spectateur entre immersion et interaction.
Les artistes infiltrent ainsi les espaces publics du quotidien afin de véhiculer une contre-information au travers des médias dominants (spots publicitaires, panneaux électroniques, magazines, affichage, etc.).
Ton corps est ton champ de bataille.
Les truismes rappellent l’efficacité recherchée par les slogans : incorporant directement les stratégies de communication publicitaire, Barbara Kruger détourne l’affiche qui devient un support de revendication. Engagée vers la réappropriation du corps féminin, l’artiste réalise en avril 1989 l’affiche Untitled (Your Body is a battleground), à l’occasion de la manifestation « pro-choice » qui s’est tenue à Washington pour la défense des droits des femmes et l’accès à l’avortement. Bien que ce dernier soit dépénalisé depuis 1973, les décisions politiques fragilisent progressivement cette décision en interférant avec toujours plus de restriction sur le libre choix des femmes.Lorsqu’en 1989 le nouveau gouvernement Bush accepte l’arrêt Webster vs. Reproductive Health Services, autorisant les États à refuser le financement des services pratiquant l’IVG, les manifestations se démultiplient. Dans ce contexte où deux positions s’affrontent radicalement, l’affiche de Kruger explicite le terrain sur lequel se livre la bataille : le corps de la femme. Cette affiche présente un visage féminin standardisé, lisse et neutre. Cette photographie frontale est composée de son positif et son négatif venant couper le visage en son centre.
Ces opposés forment pourtant une unité, accentuée par la gamme chromatique noire et blanche de la photographie. De gauche à droite, l’image s’inverse sans que le sujet ne change. Les mots « Ton corps / est ton / champ de bataille » imprimés en blanc sur des cartouches rouges encadrent tout en barrant le visage relégué à l’arrière-plan. Ils cadrent l’espace de l’image, devenant sujet de l’affiche. Le visage plastique est destitué de son statut hégémonique. Ce texte apparaît comme une mise en abîme, permettant de restituer aux femmes leurs propres mots dans l’espace de la manifestation, à l’instar de ceux qui leur sont assignés dans les magazines de mode ou culinaires.
L’image est simultanément art et protestation, média et contre-information. Le visage positif et négatif raconte la dualité quotidienne à laquelle la femme est confrontée, ainsi que l’influence réciproque de l’intime et du collectif. Déplacée dans l’espace urbain de la manifestation, l’affiche devient un support de revendication, effaçant les frontières entre personnel et politique. L’artiste récupère des images standardisées dans les médias de masse tels que la télévision ou les journaux. Elle réalise des collages à partir de ces images prélevées, souvent agrandies, et emprunte au langage publicitaire en superposant du texte : les messages sont concis et catégoriques. Sorti de son contexte publicitaire originel, le visage utilisé pour Untitled (Your Body is a battleground) n’est plus un corps dénaturé, utilisé comme marchandise ou comme caution. Si l’image laisse la possibilité d’interprétation, le texte ne pose aucune ambiguïté. La conjugaison du texte et de l’image prélevée sont des ressources accessibles par tous : si la confrontation peut engendrer le malaise, elle impose frontalement une prise de position. Barbara Kruger a démultiplié ses affiches : dès le début des années 1980, elle s’empare de ce médium pour attaquer directement la société de consommation. En 1981, Ronald Reagan – symbole du mauvais acteur hollywoodien – est élu président des États-Unis, poussant à l’excès une économie libérale. Cette élection interroge sur le contexte social permettant un tel évènement et souligne la question de la représentation. Kruger produit l’affiche qui sera réactualisée jusqu’à nos jours : « If you are so successful, why do you feel like a fake ? » À nouveau, la construction graphique souligne la situation paradoxale. Président jusqu’en 1985, sa politique conservatrice fera éclore de nombreuses manifestations notamment étudiantes contre les discriminations de sexe, de genre, de race mais aussi la guerre du Viêt Nam.
Embrasser ne tue pas.
En 1988, le collectif Gran Fury, intimement lié à l’association Act Up, placarde l’affiche Civil War sur les panneaux publicitaires des rues new-yorkaises. Cette campagne s’attaque à l’ignorance publique face à l’une des plus grandes épidémies du SIDA. Elle énonce les quarante-deux mille personnes mortes du virus sous la présidentielle de Reagan, dénonçant ainsi la politique de santé. Civil War envahit les médiums de diffusion des espaces commerciaux : une photographie saisit en plan rapproché la ferme poignée de mains qui lie deux hommes en costume. En arrière plan se distingue un gigantesque immeuble évoquant le profit capitaliste, préféré à un engagement social. Au-dessus de la poignée de main apparaît en lettres capitales :
« When a government / turns its back on its people, / Is it Civil War ? »
À cette question semble répondre le texte inscrit en bas de l’image, telle une légende :
« The U.S. Government considers the 47,524 dead from AIDS expendable. Aren’t the « righ » people dying ? Is this medical apartheid ? »
Le collectif se compose de onze artistes activistes, tous membres de l’association AIDS. Créant leur logo « silence = death », ils sont les premiers à lutter explicitement contre le SIDA. À l’inverse de Barbara Kruger qui s’approprie des images préexistantes, Gran Fury produit spécifiquement ses visuels.
En 1989, ils créent l’affiche Kissing Doesn’t Kill pour les encarts publicitaires de bus : six personnes de différentes couleurs de peau constituent trois couples : hétérosexuel, gay et lesbien. Chaque couple s’embrasse, photographié de profil sur un fond neutre. Ce visuel provoque le scandale dans une société où l’homosexualité est reléguée aux marges et assimilée au virus du SIDA. Ces trois couples mixtes placés sur un même plan réhabilitent une liberté inaliénable. Usant de supports médiatiques, le collectif cherche l’attention des médias dans la perspective de déclencher un débat. L’affiche titre : « Kissing Doesn’t Kill : greed and Indifference Do ». Par le scandale, Gran Fury crée une visibilité pour les communautés atteintes de la maladie, individus isolés et ignorés.
Ces quelques exemples d’activisme explicitent le lien constant entre l’art et la vie politique et sociale au tournant des années 1970. Tous provoquent la nécessité d’un choix, d’une position face aux réalités vécues : réaction ou ignorance. Ces artistes infiltrent les médias de masse pour mieux s’en saisir au profit des différentes causes qui remettent en question l’idéal de la société américaine. Cette inscription audacieuse dans leur actualité dénote un engagement profond, où les œuvres produites sont violentes et éphémères. Elles s’inscrivent aussi à contre-courant d’artistes tel que Jeff Koons, qui exploite pleinement les codes de représentation de la société de consommation de masse et profite de l’essor que connaît le marché de l’art, grâce à la politique enclenchée avec Reagan.
Ces pratiques qui usent du langage inscrit sur des supports détournés dans l’espace public interrogent sur la propension des mots à imprimer une vision dans la conscience individuelle et collective. Certains exemples cités renvoient étrangement à des situations toujours actuelles. Ils soulignent la nécessité d’occupations subjectives de l’espace public, à l’instar de la colonisation visuelle des pouvoirs politiques et économiques.
Photographie à la Une : Projection de Jenny Hozler sur le Guggenheim Museum, New-York.