Et au milieu de toutes ces choses que l’on m’avait dites à ce sujet, choses plus ou moins sensées, plus ou moins fausses, il n’y avait que ma curiosité grandissante.
La date approchait à grand pas et quel ne fut pas mon soulagement lorsque, s’étalant telle une flaque de béton géante en dessous de l’ombre chétive de l’avion, j’aperçus à travers le hublot le sol de Belo-Horizonte. C’est une ville typique d’Amérique du Sud, tentaculaire et trop rapidement urbanisée, à la fois fief des barons de la drogue et des nouvelles industries de pointe, cloaque des fumeurs de crack et de la misère, arène où se battent à armes inégales richesse et pauvreté. Cette ville aux allures de grosse femme boulimique, cache en son sein un vivier d’âmes en ébullition.
Il serait aisé d’extrapoler ce constat sociétal alarmant à toutes les autres villes d’Amérique du Sud, mais que voulez-vous, je ne suis pas de ceux qui posent le 20h comme parole d’évangile. Ce pays donc, immense, dangereux, où chaque ruelle devient un coupe gorge, où les hommes poussent de la fonte à longueur de journée et les femmes siliconées se déhanchent en string sur la plage, où le diable invite l’archange à sa table, où le soleil enflamme désir et raison, ce pays était devenu ma nouvelle maison, mon chez moi.
Comment en être certain ? Tout simplement parce que des gens m’attendaient en bas. Je revenais tout juste de mon voyage à Salvador da Bahia, la tête encore pleine d’images grandioses ; émotionnellement comblé, physiquement épuisé, mais assez lucide pour garder à l’esprit mon futur objectif, ma nouvelle découverte.
À force de rencontres, il me semblait comprendre, ou du moins discerner, la complexité et la richesse de la culture brésilienne. Je ne parle pas de l’évidente mixité des pay-sages tous plus sublimes les uns que les autres, ni même de la superficie du territoire atteignant presque neuf fois celle de la France, je parle des étonnantes mais à la fois passionnantes déviances et contradictions qu’il existe dans cette culture…
Mais à quoi bon vous décrire quelque chose que vous savez déjà ; tout le monde à en tête l’image du riche blanc enfermé sous bonne garde dans sa forteresse de cristal, avec comme voisin de palier la famille d’autochtones entassée dans une vieille casse des favelas. Là-bas les dessous de lits ne sont plus habités par les monstres et moutons de nos chambres d’enfants occidentaux, mais remplacés par les rats et les sachets percés de cocaïne… Voyez comme il serait facile de faire l’apologie de la misère, de l’éternelle lutte du bien contre le mal…
Je n’en n’ai pas envie, d’autres personnes de la profession s’en chargeront pour moi. L’unique chose qui motive ce récit est une mosaïque de souvenirs, des souvenirs colorés ; je pourrais même affirmer sans trop me tromper que ce sont des souvenirs heureux, n’en déplaise aux grincheux.
On m’avait conté les histoires les plus folles, les plus extravagantes sans réellement me dire ce qu’il allait se passer. J’allais enfin voir par moi-même, mon excitation était totale. Mon appréhension ou ma peur ? Malléables. À peine avais-je posé mon pied sur le tarmac que Felipe, mon frère d’accueil, me prit par le bras et me jeta dans une jeep filant à toute allure à travers la brousse, suivie par un cortège de trois camionnettes tremblotantes, chacune emplie de jeunes fêtards surexcités et d’une réserve d’alcool suffisante pour satisfaire un régiment complet d’officiers russes assoiffés.
Durant le trajet de cinq heures sur des routes poussiéreuses et isolées, je tentais de suivre le fil des conversations de mes nouveaux compagnons. Mon portugais était balbutiant et je prenais les mots à la volée, mais compris vite de quoi il s’agissait. Le nom revenait sans cesse dans les discussions, était sur toutes les langues, sortant avec une ivresse presque palpable des bouches souriantes autour de moi. Une joie s’empara soudain de mon coeur et s’éleva dans l’air en même temps que les accents brésiliens, forts et chantants, prononçant les mêmes mots : « O CARNAVAL » .
Le Carnaval brésilien…. toute une légende, tout un mythe, mais à chaque fois une histoire différente. Ce qui nous vient bien sûr à l’esprit, nous autres occidentaux bornés, c’est l’image pétillante et trop édulcorée de filles à la peau bronzée et à moitié nues, défilant dans les rues de Rio de Janeiro ou de Sao Paulo sur les accords d’une Samba endiablée.
Oui, cela existe, mais ce n’est qu’une parcelle infime de ce que représente cette fête, cette liesse populaire à grande échelle. Economiquement parlant, le pays se fige durant une semaine. Plus question de prévoir un rendez-vous chez un dentiste (ce que je vous déconseille fortement) ou dans un centre de massage (ce que je vous préconise grandement !), personne ne vous répondra.
carnaval. Comment vraiment s’amuser ? Qui inviter à danser ? Dois-je vraiment rentrer…?
Culturellement parlant c’est une autre histoire, et je ne pourrais pas mieux décrire la fièvre joyeuse qui s’empare de l’esprit des brésiliens, des semaines avant le début des festivités, que ne le fait déjà le mot « EFFERVESCENCE ».
Les étudiants rangent leurs cahiers, les travailleurs posent leurs congés, les camés prennent leurs pilules et même les clochards quittent le pavé. Des festivals éclosent de partout, des concerts sont programmés, des vols sont réservés et plus rien ne compte mis à part le Carnaval. Dès les deux premières semaines de janvier, les seules questions dignes d’intérêt sont : Où passer le Carnaval ? Avec qui y aller ? Comment vraiment s’amuser ? Qui inviter à danser ? Dois-je vraiment rentrer… ?
Nous arrivons enfin en terre promise. Pour nous, pas de Rio, pas de Sao Paulo, ou une quelconque ville envahie par les touristes. La troupe et moi débarquons dans un tourbillonde fumée et de crissement de pneus dans la petite bourgade de Milho Verde. Nombre d’habitants à l’année : 2000.
Localisation : Village perdu au milieu de la jungle et des cascades d’eau claire. Une description bucolique et paisible.
Mais nous sommes le premier jour de fête, et au moment où j’ouvre la porte et que vient me happer une vague de chaleur sèche et brûlante, un grand bruit berce mes oreilles. Des cris de joie, des acclamations et de la musique, de la musique partout… C’est le carnaval qui chante. Heures sans dormir : 65. Jeunes âmes en quête d’amusement en une semaine : 40 000. Capacité à regretter ce moment : infini…
eles nos prometem um futuro, e nos vendem do efêmero.
Je vous parlais tout à l’heure de contradiction, et j’ai bien peur d’admettre que la plus flagrante n’était autre que ma présence en ces lieux. Moi, grande ombre rachitique titubante au milieu d’un océan de muscles et de corps bronzés, je m’étais vite vu attribué ce qui deviendra mon éternel surnom : o gringo ( L’étranger ). Un gringo français perdu dans la faune, au pays du corps roi, où son culte est porté aux nues, je faisais office d’ovni. Je me contentais, au début, de balayer la foule de visages tannés de mes yeux clairs, un peu vitreux à force d’ingurgiter des caïpirinhas trop corsées. Il y a néanmoins quelques disciplines grâce auxquelles je parvenais à laver l’honneur de notre belle France, comme l’ancestrale mais peu glorieuse bravoure gauloise face à un bar fourni, où encore le lubrique avantage que je pouvais tirer de l’utilisation de notre noble et érotique langue française…
A première vue, le contraste entre ma fragile santé et cette peuplade pétillante était assez flagrant. Ce n’est qu’après ma première nuit blanche qu’il me vint à l’idée que cette jeunesse ci, aussi différente soit-elle, se lançait de la même manière dans cette course effrénée vers l’autodestruction du corps. L’ironie, si j’ose dire, était que cette joute éthylique se faisait dans une ambiance résolument joyeuse, sans qu’aucune rixe n’éclate, où le subtil mélange entre la samba, la drogue et l’alcool n’était qu’un outil facilitant l’épuisement physique. Mais alors, qu’est-ce-qui pousse cette jeunesse à se vautrer dans sa propre fange ? L’orgueil ? L’insouciance ?
La désillusion ? À cette obscure méditation un de mes amis, qui buvait exclusivement un mélange à base de vodka, de cannabis et de gharana, me répondis entre deux hoquets : » Eles nos prometem um futuro, e nos vendem do efêmero » (Ils nous promettent un avenir, et nous vendent de l’éphémère). Il me semble avoir entendu d’autres choses intéressantes ce soir là, mais j’avais été obligé de trinquer en l’honneur de sa dernière phrase…
Le programme de nos journées était simple : l’après-midi nous allions nous baigner dans les cascades. Vers 18h, nous rentrions dans notre appartement, rapide toilette dans les douches communes et direction la rue principale. Le mot « rue » est peut-être exagéré pour décrire la portion de 300 mètres de terre rouge sur laquelle se déroulaient les hostilités. Mais je n’y songeais pas lorsque pour la première fois je vis ce que mes compagnons plongeant dans la foule appelaient : O CARNAVALUCO (comprenez : le carnaval le plus dérangé du Brésil). À ma droite, se dressait une petite église blanche perchée sur la colline, surplombant une forêt vierge d’un vert intense. À ma gauche, des petites bâtisses en brique et en argile de deux ou trois étages pas plus, levaient leurs regards terreux et fatigués sur le spectacle d’une jeunesse déchainée. Droit devant moi, une rangée de bars de part et d’autre de la rue. À leur pied, un alignement de voitures, coffres surchargés d’enceintes grands ouverts braqués sur la foule.
Et au milieu de tout cela, il y avait la fête. Les gens dansaient, buvaient, plaisantaient, criaient leur volonté de ne pas attendre demain. Battre en retraite n’était plus envisageable, le rythme devenait la meilleure option. Battre le rythme, battre la terre meuble de nos pieds nus, sentir s’enfoncer dans ce sol les basses vibrantes des tambours et le faire trembler, nous faire trembler. Voilà le souvenir dont je parlais. Une fusion du son et des êtres, un paysage de formes humaines qui s’entrechoquent, se touchent et parfois se mélangent.
une fusion du son et des êtres, un paysage de formes humaines qui s’entrechoquent…
Les voix qui s’épuisent, couvertes par la musique toni-truante qui donne au tableau d’ensemble un air surréaliste.
Un tableau sous forme d’aquarelle, des couleurs vives qui accrochent les sens, comme si un peintre piégé sur le pont d’un navire en pleine tempête tentait d’immortaliser l’instant sur la toile, son dernier instant, pour qu’ensuite il devienne éternel.
Je me lance sur les pas de mes amis à moitié engloutis : tempête confuse de visages, corps qui bougent, qui se touchent, embrasement de mon coeur, de mon cerveau et de mes dernières réticences. Le Carnaval commence et ne s’arrête plus. Des rencontres innombrables, des caresses timides, des rires sincères…
Il y avait des amis inconnus, des corps brillants, des femmes aussi belles et éphémères que la nuit, et au milieu de tout ça, il y avait moi.