Nous étions en Italie. Que faisions-nous ? Nous nous baignions. C’était juillet ; et déjà son soleil léonin étendait les griffes rouges de ses pattes superbes. La nature flamboyait sous ce solleone – ce « soleil-lion », comme disent les Italiens. La canicule immense étalait son empire et nous repoussait sauvagement dans le fleuve, comme l’on fait d’une armée vaincue et en déroute, jusqu’aux sources originelles de ses rafraîchissements – et des jeux enfantins.
Nous nous trouvions dans une clairière cernée de sapins verts ; les montagnes, de leurs pics, se signalaient au loin. Un ruisseau traversait cet écrin de verdure qui s’ourlait au gré des pierres et des rochers, délivrant à l’envi des parfums de fraîcheurs, d’agréables vapeurs – lumineuses et sereines. Tout le jour, nous barbotions dans les plis transparents de cette chevelure aquatique dont les élégants remous nous tenaient enfermés dans leurs rets ; nous étions entièrement nus, comme aux premiers instants du monde, dans la félicité sans pareille de l’été et des beaux jours.
J’étais avec Sophie. Celle-ci faisait flotter ses longs cheveux noirs dans le courant des flots, s’étalant eux aussi comme les cheveux de la déesse. L’onde était d’une transparence, d’une limpidité admirable, et l’on voyait s’épandre, au travers des cristallines eaux, le corps nu, délicat, de la belle Sophie…
Sa peau était d’une blancheur de neige, incomparable, – elle venait des Ardennes où l’on ne bronze guère, – corps diaphane que seule l’ombre de son sexe venait moirer de noir. Les poils de son pubis s’augmentaient, ondulaient comme un coton humide, gonflés de mille bulles qui caressaient sa vulve et picotaient son sexe. La toison de ses aisselles s’épanouissait comme deux sombres roses. Des tâches de rousseur parsemaient son visage. Elle était belle et nue, et s’appelait Sophie…
Que faisions-nous en Italie ? J’ai déjà répondu : nous nous baignions. Il n’y avait pas d’autre but à ce voyage fortuit, improvisé la veille. Nous avions roulé toute la nuit, jusqu’au petit matin, avant de parvenir à ce paradis féerique des montagnes ensoleillées qui cernent l’Italie. Le paysage avait défilé obscurément autour de nous : multitudes de pays, de contrées, de villages que nous ne connaîtrons jamais, ignorés de toujours. La route devant nous avait tout englouti et nous hypnotisait de son fascinant point de fuite. Nous passions par des lieux qui nous semblaient déserts, inhabités, maudits – dans la profonde nuit des temps et du monde, en abîme…
À l’aube, les montagnes apparurent lentement autour de nous et en-dessous de nous – et qui, comme une mer, nous portaient : nous soulevaient d’autant. Nous parvînmes enfin, après bien des détours, des boucles sinueuses et d’ineffables contretemps, à cette trouée magique où nous nous établîmes. Le matin se fit, déjà brûlant, et, sans plus attendre, nous nous jetâmes dans le torrent du fleuve qui miroitait pour nous de milliers d’étincelles, au grand soleil rajeunissant qui se baignait à nos côtés.
Le contact avec l’eau était extraordinaire : après l’immobilité, la fatigue et les affres de la nuit, nous redécouvrions nos membres, la plénitude de nos chairs, la joie simple de nos corps, la liberté de nos sexes. L’eau nous lavait et nous débarrassait d’un seul coup des engourdissements et des scléroses, accumulées parfois depuis des années, elles-mêmes immémoriales. Nous nous libérions, c’est-à-dire que nous nous allégions, nous nous épanouissions comme deux petits poissons, comme deux vrais dauphins – et les cheveux de Sophie flottaient comme un grand nénuphar…
Oh ! si vous aviez vu Sophie relever ses cheveux, dégoulinant d’une pluie aux gouttes argentées, dévoilant toute la surface nacrée de son corps, la pointe rosée de ses seins, la courbe de ses bras marbrés aux aisselles triomphantes, vous comprendriez aisément qu’on eût pu venir de bien plus loin pour n’en apercevoir encore qu’une faible part, une infime seconde : ne serait-ce qu’un seul pied, un simple bras nu, un impeccable bout de chair resplendissant au soleil – un éclair de beauté, furtif et dangereux…
On eût dit Diane au bain, se montrant sans pudeur. Sa peau blanche, laiteuse, reluisait au soleil ; et l’eau, amoureusement, en lissait les contours. Son ventre s’étalait comme un beau bouclier – tel le miroir du monde, celui où Dionysos aime à se regarder. Les cheveux de Sophie flottaient à la surface des eaux comme une pieuvre charmante, dans les plis mêmes du monde, s’y confondaient et s’y mêlaient, devenant monde elle-même en ses courbes adorables et sa rotondité – en son flux parfumé.
On eût dit Diane au bain ; – et moi, Actéon miraculeusement sauvé de la fureur de ses dogues, j’accédais au trésor de son être, de sa bouche. J’approchai de ce corps, éclaboussé d’amour…
C’était juillet, l’été ; nous étions seuls, et chastement, nous nous unîmes. D’abord fondus au fleuve dont nous épousions les flots, avec lesquels nous fusionnions – nos courbes amalgamées aux leurs, – nous nous touchions, elle et moi, par ces lames insaisissables, ces espacements d’eaux.
Comme une nappe immense, le flux nous enveloppait, nous caressait, envahissait nos sexes, toutes nos cavités – comme si nous étions devenus les grottes parfumées de cet océan-là, – nous enchaînant l’un à l’autre par mille liens subtils, mille minces ficelles : millions de cordes aux nœuds coulants. La sensation de l’eau sur nos corps était une bénédiction, une impression de liberté inouïe, le contact le plus doux que l’on puisse imaginer : il me semblait que nous fondions, que nous nous dissolvions dans ces masses limpides et que nous nous liquéfiions en ce même élément. Nous-mêmes devînmes eaux ; et l’eau de l’eau jamais ne peut se séparer : toujours elle revient à son point de départ, le Fleuve originel qui, quoique s’écoulant toujours, s’appelle toujours « Fleuve » – en soi, donc, toujours le « Même », – à soi-même adhérant… Ce Fleuve est éternel, tout comme chacun des éléments qui le composent : milliards d’atomes présents depuis la création du monde, aux sources mêmes de l’Univers – mille fois millénaires comme lui. Et nous-mêmes, devenus identiques au Fleuve, nous devînmes éternels en l’éternel Recommencement…
Nous étions un même corps, fluide, immense, dilaté – composé de milliards d’éléments en mouvements, en perpétuels devenirs, sans cesse nouveaux et sans cesse identiques à eux-mêmes, sans cesse renaissants : une onde souple et fixe, en constante expansion – une conquête infinie en un règne incessant. Nous nous mêlions au monde auquel nous nous noyions, devenant mondes nous-mêmes en ses quatre éléments. Nous parcourûmes ainsi d’étonnants paysages jusqu’à la mer où nous nous exaltâmes en flammes étourdissantes, en vapeurs verticales et vertigineuses nuées.
C’est ainsi que nous devînmes ondes : ondines, naïades, nymphes au ruisseau éployé – faunes d’une rivière que nous ne devions plus quitter, que nous aimions, que nous chantions – au travers des cascades qui parsèment les bois !
Peut-être même devînmes-nous dieux, nouveaux esprits du monde… Nous devînmes univers, et éternelle recréation. C’était juillet – soleil ; nous étions seuls au monde : Dionysos et Diane venaient de s’embrasser.
Photographie © Arnaud Leclercq.
Quinze-Août — tirage exceptionnel – SED INTELLIGERE
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