La toute dernière. Ou plutôt le tout dernier. Le dernier mâle, demeurant sans femelle, et qui de ses gros yeux renflés et globuleux scrute son reflet dans la paroi vitrée. C’est l’ironie tragique : il ne le sait même pas, qu’il est le dernier… Et en aurait-il conscience que ça ne changerait rien. Immobile, flasque, mourant dans son cercueil de verre où nous avons passé toutes ces années à l’observer. Toi, l’amphibien, j’avais depuis longtemps décidé de t’écrire, directement, d’homme à grenouille, ma toute première lettre… Toi que je regarde avec une amère tristesse, en ce jour de septembre. Je sais que tu vas mourir, et avec ta mort, c’est ton espèce qui disparaît de la surface de la Terre. C’est ce qu’ils disent. Fini, rien, le désert. Comme je le faisais remarquer à mon collègue hier à la cantine : tu es le dernier représentant d’une espèce que nous avons essayé de sauver, de toutes nos forces, de toute notre patience humaine et misérable, depuis plus de quinze ans… Si tu savais ma tristesse, et la tendre compassion que je ressens à ton égard, mon vieux. Tu entraines dans ta perte une espèce que j’ai trouvée remarquable, d’une intelligence inouïe, et, j’ose le dire, que j’ai aimée. Car oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, mon vieux, je t’ai aimé. Non pas de cet amour que les propriétaires d’animaux domestiques éprouvent à l’égard de leur chien, leur chat ou leur lapin… Non. Peut-être n’existe-t-il pas de qualificatif pour cet amour que l’on ressent à l’égard du dernier représentant d’une espèce dans l’impasse.
C’est porté par le sentiment d’un amour funeste, que chaque jour je suis venu te rendre visite. Moi, l’un des gardiens du Jardin botanique d’Atlanta. J’entrai sans t’effrayer, en laissant la lumière éteinte dans le local afin de te laisser l’illusion qu’il puisse demeurer un semblant de vie sauvage ici, dans cette ville, dans ce monde, dans toute cette nuit. Et je te regardais, au milieu de tes branches malheureuses, des feuilles qui cherchaient à imiter la canopée radieuse dans laquelle les membres disparus de ton espèce ont vécu plusieurs millions d’années… quand on y pense… au début, je conviens que je n’étais pas bien sensible à tout ça. Une espèce de plus ou de moins dans ce monde, quelle importance ? Mais, sous le coup de l’ennui incombant à ma tâche, ou sous le coup de mes va-et-vient dans ce jardin botanique, ou du fait de la simple curiosité, un songe tout à fait surprenant est né, à force de te croiser quotidiennement. Je devrais dire : de vous regarder, car il y avait au début, dans les années 2000, je me souviens, quatre mâles et trois femelles. « Programme d’élevage en captivité », disaient-ils, les biologistes en blouse blanche, dans l’objectif, un jour, peut-être, de vous réintroduire dans votre milieu originel… C’est que je les ai vus essayer, essayer encore, tenter de vous faire reproduire… incitant à la baise par expérience… stimulant hormones et phéromones, titillant organes génitaux à la loupe… Ça ne manquait pas de bonne volonté, crois-moi…
Mais rien n’y a fait. Ah si ! ce n’est pas passé loin, un jour de 2008. Une des femelles avait été fécondée, et l’espoir avait repris le dessus… Mais elle est morte. Une maladie bactérienne au cours de sa gestation. Je me souviens des œufs minuscules et translucides dans son ventre ouvert, quand je l’avais aperçue au laboratoire, lorsque les biologistes la disséquaient. J’avais regardé, oui, à travers la vitre, discrètement, et cette vision m’avait épouvanté… Une déception immense, sur les visages de ces savants qui essayaient de vous sauver… tentant le tout pour le tout… Ces voyageurs d’une île à l’autre, dans un archipel qui se laissait engloutir sous l’océan de la mort. Et dont tu es le dernier atoll. Un jour, nous savons bien que ce sera notre tour, d’essayer de sauver notre espèce, et ce jour pourrait survenir bien plus vite que prévu. Mais là n’est pas la question. La question c’est l’origine de la peine que je ressens aujourd’hui, alors que d’ici quelques heures tu vas mourir seul dans ton aquarium. L’agonie d’une grenouille a quelque chose de très douloureux pour celui qui la regarde. Il n’y aura plus alors de cette espèce dont j’ai gardé le nom en mémoire : Ecnomiohyla Rabborum.
Et voilà, ne sachant pas quoi faire, las de lire dans mon coin au jardin botanique, j’ai décidé de t’écrire cette lettre dont tu ignoreras jusqu’à l’existence. Lettre à une grenouille agonisante, c’est ainsi que j’aurais pu l’intituler. Et quel genre d’espèce sommes-nous, au juste, pour observer mourir toute cette vie sur terre, sans une once de culpabilité, sans ressentir d’effroi pour l’extinction en marche… Ce soir, après le travail, quand tu seras déjà mort, mon vieux, et que je franchirai les grilles de l’Atlanta Botanical Garden, que je saluerai mes collègues, Jim, Alison, Bobby, à l’accueil, et que je traverserai le parc, puis la 10th avenue, et que se dresseront face à moi les gratte-ciels, sous lesquels grouille la fourmilière de mon espèce, j’aurais une brûlante tristesse dans le cœur… Plus de dix ans, imagine, que je vous observe mourir les uns après les autres, que les biologistes sortent des cadavres d’amphibiens au creux de leurs gants en plastique, et toi… toi qui a survécu, un peu plus… avec tes gênes qui conservaient les odeurs des feuilles tropicales, de la terre mouillée après les pluies du Pacifique, de la lune vautrée dans les branches, et des chants rauques du monde sauvage… Et merde. Merde. Je viens te faire mes Adieux, mon vieux, mes Adieux à toute ton espèce de grenouilles par ton intermédiaire, et tu ne le sais même pas. Tout le monde s’en fout, c’est la seule réalité. L’important, pour mon espèce, c’est la voie de plus sur l’autoroute, ou le prix du menu enfant au Giant Burger qu’on trouve juste en face du jardin botanique, dans le centre commercial sur la Monroe Avenue. Les magasins de fringues y sont en soldes, en ce moment… Et il y a aussi le show de Monster Truck dimanche, à ne pas rater, m’a dit le voisin de palier.
Tu connais son fils, le petit Jordan, qui est venu te voir, une fois, ici… il t’a pris en photo avant de s’en aller. Les joies du selfie avant l’abysse, c’est l’aboutissement de mon espèce. Tant que le frigo est plein… Pas d’aigreur inutile, pas de noirceur excessive. Et si j’étais sincère avec toi, je te dirais que c’est lorsque l’homme aura ton visage qu’il réalisera sa déroute. Il aura le visage de la grenouille qui crève dans son aquarium. Je ne serai plus là. Alors que tu agonises et que tu peines à respirer, ça se voit, tu ne te nourris même plus depuis deux jours, ta langue reste cloîtrée dans la bouche, comme si tu sentais la mort venir. Tes yeux, surtout, ces gros yeux… qui se demandent qui je suis, pourquoi j’écris. Les hommes, tu sais… il y a déjà assez de chaos comme ça dans leur quotidien… La civilisation est foutue, et j’essaie de te livrer ce qu’il me reste sur le cœur. Merci, grenouille. Voilà, c’est dit : merci de ta présence ces dernières années, bien que depuis la perte de la dernière femelle, on avait tous compris ici que c’était bel et bien foutu… Ils auraient pu te cloner, sans doute, je ne suis pas biologiste, et c’est à croire qu’il faut encore un mâle et une femelle pour faire un embryon… Les biologistes se consolent en disant qu’ils ont conservé ton patrimoine génétique. Archivage des données cellulaires de la grenouille, à l’adresse des futures générations, ou de ce qu’il en reste, et de leur curiosité post-mortem… Je préfère quitter le local maintenant, et avoir une dernière pensée pour toi, quand je traverserai le parc…
Ou non, voilà ce qu’on va faire, ça me vient comme ça : je vais ouvrir ton aquarium, te prendre dans ma main, te cacher dans mon sac à dos, et on va sortir ensemble, toi et moi ! ni vu ni connu. Dernière petite virée au grand jour, à l’air libre ! Je te fais la mort digne, mon vieux, tu as besoin de voir des arbres, des feuilles, sentir l’herbe sous tes pattes palmées, et alors je te déposerai près de l’étang, au milieu du parc qui cerne le Jardin botanique. Tu iras mourir comme un Roi. Mais il faut faire vite… tu sais qu’ils vont me virer pour ça, probablement… il y a des caméras de surveillance. Et chez mon espèce, dans les hôpitaux, on ne sort pas les malades des unités de soins palliatifs pour faire un tour avant le repos éternel… Mais toi, tu n’es pas un homme, grenouille. Tu mérites mieux ! On va aller faire un dernier tour, dans le Piedmont Parc… juste à côté d’ici, où s’élèvent des arbres splendides, des feuilles jaunes, oranges, rouges, qui flamboient dans le couchant… Et peut-être même qu’ils ne retrouveront jamais ton corps. Bouquet final ! La mort, que du bonheur. Il n’est pas de plus beau linceul que la terre après la pluie. Ça tombe bien : nous sommes le 26 septembre 2017, tu es le dernier de ton espèce, et, dehors, ça sent l’automne.
Photographie à la Une © Grégory Dargent, Orphée.