Quand les auteurs s’essayent à la guerre ou comment les conflits esthétiques rencontrent ceux de l’idéologie.
Le 28 janvier 2018, le ministère de la Culture interdisait la publication du Livre des commémorations nationales 2018 dont les premières pages célébraient la naissance de l’écrivain Charles Maurras. L’auteur, désormais vieux de 150 ans, avait en effet été condamné en 1945 pour son soutien au régime de Vichy. Mais sa jeunesse littéraire fut elle aussi marquée du sceau de la polémique : son engagement aux côtés de Maurice Barrès contre Gide dans ce qu’il appellera « la querelle du peuplier » avait fait trembler journaux et lecteurs. Nous proposons de revenir sur les temps de cette histoire aux allures de mythe idéologique.
La vertu de l’étranger.
Le 20 avril 1868, sous le soleil provençal, Charles Maurras voit le jour. Un an et demi plus tard, le 22 novembre 1869, André Gide naît à son tour. Enfants d’une même génération, les deux aspirants écrivains construisent leur poétique autour de modèles aux étranges congruences : si Gide tente de percer les symboliques mystères de Mallarmé, Maurras se fascine pour ceux de Maurice Barrès, lui aussi engagé dans le mouvement symboliste. Une même volonté herméneutique fonde ainsi leurs œuvres respectives. Cependant, le reniement de Barrès à ces primes croyances et son adhésion aux politiques nationalistes lors de l’affaire Dreyfus disloquent les ententes et brisent la trajectoire commune.
En 1897, André Gide fait paraître Les Nourritures terrestres, vaste hymne panthéiste dans lequel il fait l’apologie du nomadisme : « Je n’ai rien vu de doucement beau dans ce monde sans désirer aussitôt que toute ma tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre, l’effloraison de ta surface est merveilleuse ».
À cette promulgation d’un désir incessant, voire nécessaire, de voyage, s’oppose la thèse de Barrès qui publie, la même année, Les Déracinés. Le roman raconte comment de jeunes lorrains, exilés à Paris, se retrouvent exposés à tous les dangers : cafés, filles de joie, enseignants républicains embourbent les esprits des personnages jusqu’à les pousser à commettre l’irréparable en décapitant une arménienne. Ce crime, influencé par les barbares qui hantent la capitale, les rattrapera et l’un d’eux mourra guillotiné. La leçon de Barrès est alors simple : rien de tel ne serait arrivé s’ils n’avaient quitté leur Lorraine natale. À la lecture d’une telle morale, Gide s’empresse de réagir et publie dans la revue L’Ermitage, une douce critique contre l’auteur : « Car votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire ; désirer affirmer ceci : le déracinement peut être une école de vertu. C’est seulement lors d’un sensible apport de nouveauté extérieure qu’un organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer une modification propre permettant une appropriation plus sûre. Faute d’être appelées par de l’étrange, les plus rares vertus pourront rester latentes ; irrévélées pour l’être même qui les possède, n’être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d’anarchie. Par contre, plus l’être est faible, plus il répugne à l’étrange, au changement ; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort d’adaptation qu’il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu’est-ce à dire ? sinon qu’il est trop faible ; allons ! tant pis ! qu’il s’enracine et que ce soit tant mieux pour lui. Mais ne cherchez pas non plus à l’instruire. Toute instruction est un déracinement par la tête. Plus l’être est faible, moins il peut supporter d’instruction […]. L’instruction, apport d’éléments étrangers, ne peut être bonne tant que l’être à qui elle s’adresse trouvera en lui de quoi y faire face ; ce qu’il ne surmonte pas risque de l’accabler. L’instruction accable le faible ».
L’argument, amené avec une grande déférence, se retourne contre l’auteur : si Barrès n’avait jamais quitté sa Lorraine, aurait-il pu devenir ce grand écrivain parisien qu’il était alors ? Malgré sa force, l’article s’entoure de silence : quelques lignes plus loin, on apprend que Dreyfus a été gracié.
Et au milieu se dresse un peuplier.
L’affaire semble donc close. Pourtant, en 1902, un journaliste, René Doumic, livre une nouvelle critique du livre barrésien dans La Revue des deux mondes. Tout en admettant la thèse finale du roman, il émet une certaine réserve : l’éducation doit arracher l’homme à son milieu formateur et le déraciner, « c’est le sens étymologique du mot « élever » tranche-t-il. Charles Maurras, alors jeune disciple de Barrès, entre en scène pour défendre son maître. Les termes de sa réponse se mueront en échos tout au long de la polémique. Ainsi, après avoir repris les mots de Doumic, il conclut :
« En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n’aurait qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu’il s’élève, peut être contraint au déracinement ».
Le mot est lâché, le déracinement a maintenant une forme : celle du peuplier. Peut-être pourrions-nous faire jouer ici la paronomase latine et rappeler que « peuple » et « peuplier » ont a priori la même étymologie. Le débat se détacherait ainsi de sa limite lexicale et botanique pour atteindre un champ plus large, celui de la société et du commun.
À l’époque, Charles Maurras était d’ailleurs surtout connu pour ses inclinations monarchiques et xénophobes. Gide, voyant la querelle reprendre, trouve une occasion d’attaquer celui qui incarne ces valeurs négatives. Il lui fait ainsi remarquer l’imprudence de sa question :
« […] Il était en effet plus qu’aisé de répondre que ces peupliers exemplaires sortaient d’une pépinière, tout vraisemblablement – comme celle, ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase : Nos arbres ont été transplantés (le mot est en gros caractères dans le texte), 2, 3, 4 fois et plus suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ILS SONT DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN D’OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici c’est moi qui soulignais) ».
Gide reprend la métaphore horticole et donne raison à Doumic en réinvestissant la donnée vitaliste : stagnation est ankylose de l’esprit, il n’existe de « têtes bien faites » que là où il y a mouvement.
Charles Maurras, fou de rage, accable Gide de son homosexualité, faisant basculer la joute du public au privé. D’un même coup, il censure ses articles de La Gazette dont il est le rédacteur en chef. Cette action radicale n’empêche pas Gide de continuer à répondre à Maurras. La polémique dissimule en effet un combat idéologique plus complexe. L’auteur des Nourritures terrestres va ainsi mettre en avant la dimension narcissique de son adversaire et prétendre s’écraser devant lui. Il raille ses arguments et le peint en vieux jardinier conservateur. Égocentrique irrationnel, illettré, détenteur d’une folle logorrhée, l’homme est condamné aux affects ; la critique est d’autant plus violente qu’elle s’attaque aux principes littéraires de Maurras, ce dernier se réclamant d’un classicisme rétrograde : ordre, pureté et sens national comme soubassements de l’hygiénisme triomphant. À l’aune d’une querelle littéraire, se dessinent alors des ambitions qui participeront à la destruction des peuples lors des deux conflits mondiaux. Père du « nationalisme intégral », Maurras cherche en effet à enrayer le processus de décadence et de corruption qui noie la France depuis la Révolution et trouve son paroxysme dans l’affaire Dreyfus. Le juif incarne pour lui cette anti-France où le barbare, en anarchiste profanateur, n’a de cesse de détruire l’ordre social. Nul meilleur défenseur donc pour les héros des Déracinés, pervertis par les mêmes « métèques ».
La querelle du peuplier, si elle ne déclenche pas la guerre, sert de tremplin aux idées de Maurras qui monopoliseront à partir de là l’espace journalistique.
Espace de conflit et conflit des espaces.
La polémique, longue et complexe, s’étiole ainsi en trois combats dont le premier est bien idéologique : Gide est porteur d’une pensée à l’opposé de celle de Maurras, dont il perçoit bien l’influence. Se définissant lui-même comme étranger au sens national, barbare de tous les instants, il ose affronter plus violemment le disciple que le maître : la guerre n’est juste que lorsqu’elle est menée d’égal à égal. Reste que la querelle trouve ses origines dans une lutte esthétique où il s’agit de redéfinir la littérature, ses termes et ses enjeux.
Le roman à thèse monologique est dénoncé par Gide qui, fort de ses lectures de Dostoïevski, fait émerger de l’espace narratif une multitude de sens et de voix. À la rassurante immobilité de la langue, il préfère les suaves dangers de la parole. De cette remise en question naît une troisième source de conflit : celle du classicisme.
Dès 1907, la République étant stabilisée, le classicisme, mouvement a priori monarchique, est au cœur des débats et devient un enjeu de pouvoir. Le gagnant dominera le champ littéraire et, partant, une large partie de l’opinion publique. Gide participe à la fondation de la NRF, revue littéraire libérale, qui s’oppose aux journaux de Maurras et grâce à laquelle il espère largement diffuser sa vision du classicisme : loin d’en faire l’image d’un mouvement fixe et figé dans un temps dépassé, il lui insuffle une dynamique nouvelle et en fait un espace de collusion et de conciliation des extrêmes. Mais Maurras a trop de partisans et les événements politiques lui offrent une plus grande visibilité, une plus grande force de frappe. Gide abdique et perd la bataille. Mais pas la guerre : qui aujourd’hui lit encore du Charles Maurras sans prendre mille précautions quand la lecture de chaque ligne gidienne transporte sans haine et sans effort ?
Le trouble qu’a jeté le disciple du vieux Barrès est aujourd’hui réduit à une anecdote littéraire et la crise qu’il engendre maintenant ne réévalue pas tant son œuvre qu’elle nous rappelle aux terribles erreurs d’une histoire où l’étrange a toute sa place.
Image à la Une © Soleil d’automne par Egon Schiele (1912) © Leopold Museum, Vienne.