Une jolie fleur dans une peau de vache
Une jolie vache déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis qui vous mène par le bout du cœur
Georges Brassens, La Jolie fleur.
Je vous écris de mon exil. J’étais revenu à zéro, avant même le zéro. J’étais parvenu à moins l’infini et me cognais furieusement contre le mur de Plank. Il y avait un arbre qui cachait la forêt. Il avait surgi au milieu de nulle part où je cherchais un accès. Ce n’était pas un peuplier, c’était, je crois, un saule pleureur. Mon désir était pour la forêt profonde dont le cœur battant cognait dans ma poitrine, mais je trouvais auprès de l’arbre une ombre fraîche et dans le balancement de ses branches, au gré des promesses du vent, je m’aliénais un refuge pour les nuits de guerre où je serais revenu vaincu. Je m’étais attaché à l’arbre comme à mes propres racines et j’y nommais tous les liens que ma destinée me chantait. À ses pieds, déposés, mon amour, mes espérances et ma vertu, mon seul bien sur la Terre, mon seul trésor. Mais alors que je goûtais aux voluptés de l’arbre, je sentais battre dans mon ventre la forêt comme un tambour. « Entends-tu cet appel ? C’est bien la forêt, n’est-ce pas ? C’est bien notre seule destination ? ». L’arbre me caressait d’espérances lumineuses Tu es libre mon amour… Je le croyais ! Alors je marchais vers la forêt…
Tu veux t’éloigner de moi… À chaque pas pourtant je sentais dans mon cou des morsures… Pourquoi désires-tu la forêt mon amour, mon amour ne te suffit pas… Et chaque pas rendait le suivant plus douloureux… Tu m’abandonnes… Les feuilles aux branches de l’arbre faisaient des larmes, et les larmes tombaient comme les perles de son amour fondu qui s’écrasaient sur mon cœur en faisant des trous. La tristesse de l’arbre me rendait malheureux. Que devenait mon désir ? N’était-il que peine et douleur ? N’était-il que ruine et désolation ? Était-il autre chose que délire ? Un doux rêve, un vertige… L’arbre ou la forêt… Mon amour interdit…
Bientôt, le jardin où nous avions fleuri, le magnifique jardin de nos amours adolescentes, se transforma en un sordide marécage. Il n’y eut plus ni nuit ni jour mais un perpétuel enténèbrement. Le ciel devint lourd, crevant d’orages qui ne crevaient jamais. La rose que je tenais jadis entre mes dents devint un mors qui me saignait les lèvres aux commissures. Je vis les longs cheveux des branches semblables à des vipères aux crocs dégoûtant de poison s’acharner dans mes plaies. Pour chacune de mes fêlures il y avait un miroir, un écho… lâche minable… Je m’effondrais… Tu voulais devenir un roi mais tu n’es qu’un esclave… misérable… Je me recroquevillais, je tremblais… Que nous parles-tu de forêt, tu n’es même pas capable de t’éloigner de ton arbre… Imposteur… Impuissant… Je hurlais… Si au moins tu savais me faire jouir… Je hurlais dans la nuit, transi de froid, ivre, je brûlais, j’implorais mais qu’attends-tu de moi, qu’on me libère ou que je cesse de vivre. L’arbre prenait soudain des accents d’innocence, il s’étonnait, comme si tout ce que je ressentais n’existait que dans ma tête… Il savait sur quel clavier jouer sa chanson. Je me calmais. Je regardais autour de moi, les désastres, les champs de ruines… Je me remettais en question, me demandant si ça en valait la peine… Je demandais pardon… Je cherchais dans mes brouillards et dans mes peurs un chemin pour la rédemption, un radeau en partance pour une terre permise…
Et quand enfin je croyais pouvoir vivre de nouveau, les lunes noires au-dessus de ma tête recommençaient leur sabbat terrible, et les démons dont je croyais m’être acquitté de nouveau m’entrelaçaient de serpents barbelés. Je devenais un cadavre, un amas de maladies, une déchirure infecte, une erreur, un problème que je ne parvenais pas à résoudre. Cela dura plusieurs années. Je suis descendu aux enfers et je suis mort plusieurs fois avant que d’une main ferme je ne m’attrape par les cheveux et ne m’arrache à la fournaise. Quel impraticable séjour ! Je suis dehors aujourd’hui. Je vous raconterai un jour les montagnes qu’il m’aura fallu déplacer pour y parvenir. Je suis nu, tout nu comme la vérité, j’ai froid, j’ai mal aux os, les poumons me brûlent et je respire mal… Il n’y a plus de ruine autour de moi, il n’y a plus d’arbre, il n’y a même plus de forêt, il n’y a plus rien… Que le champ éternellement libre de la création… la lumière… la lumière même la nuit… si claire que je m’aveugle encore… Mais j’entends mon âme qui chante ! Oh, cette voix ! Elle me revient de loin… mon âme qui chante… mon amour… Ma Liberté.
Image à la Une © Nazar Bilyk.