Accueilli par la MC93 de Bobigny et le Festival d’Automne, Franck Castorf donne aux amateurs de théâtre, avec les Frères Karamazov, une fête du texte. L’adaptation emprunte aussi à Exodus, un roman non traduit de l’opposant DJ Stalingrad. Elle fait d’Yvan Karamazov, de ses frères et des femmes qui les entourent de véritables russes d’aujourd’hui.
L’adaptation des Frères Karamazov par Frank Castorf est centrée sur le personnage d’Yvan, témoin réfléchi (mais engagé) des êtres violemment passionnés qui l’entourent : son père, son frère aîné Dimitri, son cadet Aliocha, l’ami Rakitine, et les personnages féminins, Katarina Ivanovna et Grouchenka. Tous s’occupent de démêler leurs prétentions respectives à l’amour, au plaisir et à l’argent. Yvan est secrètement amoureux de Katarina Ivanovna, la fiancée abandonnée de son frère Dimitri, et il se laisse entraîner très passivement dans une complicité de meurtre (celui de leur père) par Smerdiakov, le quatrième fils, bâtard négligé devenu serviteur mal dégrossi. Alexandre Scheer, qui joue Yvan, est ovationné à juste titre par le public. Castorf a choisi une femme pour jouer Smerdiakov : Sophie Rois. Son interprétation est d’une grande justesse, admirable.
Yvan se débat dans les tourments de l’intellectuel russe. Il interroge, dans le passage célèbre du « grand inquisiteur », la vraie valeur des hommes. Il dialogue avec le diable (Jeanne Balibar, qui joue aussi le « starets », moine décharné dont la mort désoriente le petit frère Aliocha). La pièce se termine quand, symboliquement, on apprend que Smerdiakov s’est pendu. Les aventures des deux autres frères ne sont pas négligées, elles forment un riche contrepoint.
Une scène immense aux décors variés.
Le spectacle se tient dans la friche industrielle Babcock, du nom d’une société américaine implantée là, à la Courneuve, depuis 1898. Elle a produit, pendant presque cent ans, des chaudières pharaoniques, pour équiper des centrales. Puis le site s’est endormi avec lenteur à partir de 89, jusqu’à mourir définitivement en 2012 et que le terrain soit vendu à la Banque de France.
On passe à pied devant l’entrée béante de plusieurs halls gigantissimes et vides, plus grands chacun qu’une gare d’Orsay. On retient son souffle devant ces coques immenses, soigneusement alignées comme des morts, fraiches victimes d’une bataille industrielle qui n’a pas terminé la guerre. Puis on entre enfin dans le tout dernier hall, qu’on a meublé pour y donner ces Frères Karamazov venus de la Volksbühne de Berlin avec Jeanne Balibar.
La scène se déploie dans la longueur du hangar, sans pouvoir le remplir. Le public a devant lui, vers le fond, une très longue palissade en bois. Côté cour, et devant cette palissade, un grand bassin carré de vingt centimètres d’eau claire, avec en son centre un petit kiosque de jardin, en bois. Plus à droite, formant avec le bassin un grand angle, la façade d’une maison aux fenêtres ouvertes, dans laquelle on entrera, au moyen d’une caméra, pour y trouver une salle à manger russe, avec, en bas d’un escalier, une cuisine et un débarras peint en vert.
Mais du fond de cette salle à manger, et toujours par les yeux et les pieds d’un cameraman flanqué de son perchiste, on descendra, derrière la longue palissade, dans une ruelle étroite où les comédiens parfois se rencontrent, se parlent passionnément, ou s’enfuient en pleurant, en hurlant. Tout au bout de cette ruelle, cette fois côté jardin, la porte vitrée d’un bordel rose rempli de poupées gonflables. Derrière – on ne sait trop comment les comédiens nous emmènent là – la couche retirée du starets, et l’autel où les moines se nourrissent et prient.
A l’avant-scène, côté jardin encore, et dans ce même matériau de planches, un sauna, où se jouera dans la vapeur, notamment, une scène cruciale, belle et poignante, entre Yvan jouant de la guitare et Smerdiakov, devant les comédiens assis en rang d’oignon, dans leurs serviettes.
À l’extrémité jardin, presque hors scène, une tour – pas moins – un immeuble de deux étages, dont la façade est couverte d’escaliers extérieurs métalliques. Tout en haut, un appartement des années 80 : une pièce ornée d’affiches immenses et d’une grande balançoire en forme de lune métallisée. Et puis deux autres pièces plutôt en désordre, presque vides, comme d’un bureau désaffecté, aux fenêtres modernes ornées de stores vénitiens blancs, bon marché.
Et puis encore, au-delà de cette tour, l’immense espace du hangar, avec, sur son fond lointain, l’enseigne de « Koka kola », intensément lumineuse, énorme, énigmatique, rouge, dont le reflet teinte de rose cette surface interminable par laquelle Mitia arrive en courant, au tout début de la pièce.
Et encore au delà, sur le toit du hangar, devant un soleil déclinant qui laisse traîner ses rayons dans ses cheveux, le grand inquisiteur, raconté par Yvan, s’adresse à Dieu. Il prend à témoin l’humanité et La Courneuve, et Aubervilliers, vues du ciel. Et il allume une cigarette. La caméra se couvre de ses postillons. Et l’on perçoit même la voix de son souffleur – car ce théâtre éclaté conserve un souffleur (Christiane Schober) ! Et c’est dramatiquement beau.
De Dostoïevski à DJ Stalingrad.
Fascinante diversité des décors, agencement pêle-mêle où courent les comédiens, studios à thème d’un cinéma dérisoire, qu’ils traversent, où ils s’arrêtent et développent l’expression de leurs passions. La plupart du temps, c’est l’écran situé au centre de la scène qui recueille, pour nous les présenter, toutes ces images des quatre coins du monde dostoïevskien.
Afin de donner un tour délibérément russe et ultra-contemporain à ses personnages, Franck Castorf a inséré dans certaines scènes des passages d’un livre de DJ Stalingrad , qui n’est pas encore traduit en français : Exodus . Il faut avouer cependant que ces insertions sont peu intelligibles, à moins qu’elles ne visent précisément cette pure inintelligibilité, qui plombe ainsi le récit et le fonde dans notre présent. Si c’est le cas, l’intention est couronnée de succès : notre époque est celle de toutes les incertitudes, de toutes les passions, personne n’y comprend rien, tout change « de pôle et d’épaule », comme disait Aragon, et ce théâtre qui met en scène cette magnifique vieillerie de Dostoïevski semble entrer dans la psychologie même des jeunes russes d’aujourd’hui.
Parfois, en contrepoint, c’est à l’avant-scène, sans sonorisation, dans la pataugeoire côté cour, ou bien au sec, au centre, face au public, que les personnages viennent se montrer, plus petits, plus lointains, plus pantins et pantois, plus gueulards ou grandiloquents, comme réduits à eux-mêmes, à leur corps dans le grand espace, et à notre proximité.
Une fête du texte.
L’art de la prise de vue vidéo au théâtre, dans ces Frères Karamazov, s’approche, en son genre, d’une certaine perfection. Vidéastes et cinéastes auront raison de juger que ces films-là, c’est du ni-fait-ni-à-faire. La perche du preneur de son passe dans le champ ; les gros plans ne sont pas maîtrisés, et les visages se déforment ; de longs plans séquences sont strictement sans intérêt cinématographique, etc. Mais c’est que ce ni-fait-ni-à-faire-là révèle quelque chose de très remarquable : une inversion des valeurs. Celui qui veut comprendre de quoi il retourne quant à l’usage de la vidéo au théâtre, doit comprendre que ce que cherchent les metteurs en scène réfléchis, ainsi que Franck Castorf nous le prouve ici, ce n’est pas de l’image, c’est du texte – c’est à servir un texte.
Il n’y a pas de photographie au théâtre. Il n’y a tout au plus que de la scénographie, c’est à savoir l’écriture d’un environnement toujours auxiliaire, mis au service d’un événement temporel et vivant : l’expression physique et émotionnelle d’une parole incarnée par un comédien, ici et maintenant. Et dans cet art de l’expression dramatique, ces comédiens de Berlin se donnent intensément. Au risque d’y succomber parfois aux défauts ordinaires d’une déclamation brouillonne : parfois trop de hurlements, parfois trop de délire insensé, parfois un ridicule qui peut même prêter à rire – mais comment leur en vouloir ? Le public les soutient de son attention, il est reconnaissant de tant d’amour du sensible et de la parole, et c’est tellement fascinant ainsi, qu’il leur pardonne tout. Y compris de parler l’allemand. C’est une fête du texte, et pour les amateurs, au fond, peu importe la difficulté de comprendre la langue, peu importe le tracas d’avoir à jeter un œil en permanence sur le surtitrage : ces mots chargés de bruit, de sens et de passion, et qui nous transportent, c’est ça le théâtre : du souffle, du verbe.
Article initialement publié sur nonfiction.fr
Photographie à la Une © Thomas Aurin.