Le tragique.
La sculpture de cet homme n’est pas triste, elle n’est pas dramatique, elle est cruellement vraie. Elle nous oblige à regarder en face notre condition, à accepter notre mort, à voir l’être de chair et d’os que nous sommes pour pouvoir vivre dignement notre vie d’humain et mordre jusqu’au dernier morceau l’espace qui nous est donné.
Que racontent vos sculptures ?
Rien. Une fois qu’une pièce est terminée, je peux raconter des histoires à son propos, mais cela ressemble à de la broderie. J’espère seulement que mon travail génère une émotion : si ce n’est pas le cas, il n’a aucune valeur. Mon rêve est de penser qu’ un jour peut-être, dans trois mille ans, une personne sera touchée par ma sculpture comme j’ai pu l’être quand j’ai vu Le Scribe accroupi au musée du Louvre. Je sais qu’à terme, je ne serai plus là pour la défendre, il faudra qu’elle se débrouille seule.
Quel est votre rapport au temps ?
Le rapport au temps est présent dans mon travail. Le fait de me savoir mortel me donne de l’énergie. Si ma sculpture contient un semblant de message, c’est : « Mange tant que tu es encore en vie, embrasse tant que tu es encore en vie, vis tant que tu es encore en vie, car un jour tout s’arrête.» Certains artistes travaillent des matériaux pauvres et font de l’art éphémère ; moi je fonds en bronze pour que mes sculptures me survivent. Je sais qu’elles dérangent certains mais cela ne me gêne pas, même si elles ne sont pas faites pour cela. Le rôle de l’artiste est de poser des questions et de ne pas y répondre. C’est ce qui inquiète le plus. Je suis à rebours des affirmations, des certitudes d’aujourd’hui. Notre société aseptise tout et refuse de voir certaines choses. La plus belle femme que j’ai croisée avait plus de quatre-vingt-dix ans. Ma sculpture vous montre tel que vous êtes et non comme vous rêvez de vous voir. L’important est de savoir, bien au fond de soi, que l’on va mourir. Cela donne de la force.
Dessinez-vous avant de sculpter ?
Je dessine beaucoup, mais ces dessins sont autonomes, ce ne sont pas des projets de sculpture. C’est un travail parallèle qui la nourrit et qui se nourrit d’elle.
Quel est votre sentiment face à votre notoriété ?
La notoriété est un poids qui entraîne des obligations. J’espère ne pas décevoir le public quand je monte une exposition. Par contre quand je rentre à l’atelier, je ne pense qu’à ma sculpture et ne me préoccupe pas d’éventuels futurs spectateurs.
Qui sont vos pairs ?
Ils sont nombreux mais j’ai une grande affection pour Germaine Richier. On me compare souvent à Giacometti mais nos démarches sont opposées. On a l’impression que chez lui, tout va devenir poussière alors que chez moi, mes sculptures conservent et contiennent tout de leur enfance.
Est-ce qu’il y a une musique qui pourrait vous définir ?
Je suis très éclectique en musique : du rock au classique, d’Arno à Mozart… Je n’en écoute pas quand je sculpte (j’écoute la radio) mais quand je dessine, j’en ai besoin. Le dessin c’est comme une danse, il ne faut pas réfléchir le trait, il faut trouver un rythme. Par contre, on ne danse pas avec du plâtre ou de la terre – c’est un combat, c’est plus charnel.
Pourquoi l’habileté n’est pas forcément une bonne chose ?
Il ne faut pas se satisfaire trop vite. Pour faire une sculpture, il faut se remettre en cause. En étant trop habile, j’ai peur de tomber dans un système qui produirait du « Marc Petit ». Je ne fais pas de la sculpture en dilettante, pour amuser, pour décorer des appartements. Il y a un vrai enjeu et l’habileté le met en danger. J’essaie de rester vigilant et questionne sans cesse mon travail. La difficulté est d’avancer vers un mieux possible. Tout est question d’honnêteté et j’essaye de ne pas tricher.
Que vous évoque le hasard ?
Dans ma sculpture tout est issu du hasard mais l’important est de savoir ce que l’on en fait. Par exemple, la première fois que j’ai modelé un crâne, c’était sur une sculpture dont les deux mains descendant entre les jambes généraient un espace qui créait un vide insupportable. En plaçant une boule de terre pour le combler, j’ai fait avec mes pouces, sans m’en rendre compte, deux trous qui m’ont fait penser à des orbites. C’est devenu un crâne qui a adouci la sculpture en éliminant ce vide terrible. Le hasard est là mais il faut que ce qu’il offre soit maîtrisé dans un second temps.
Abordez-vous vos sculptures de la même manière que ce soit une petite ou une grande pièce ?
Chaque format pose ses propres problèmes. Pour les grandes pièces, il faut être en forme car c’est physique. Pour les petites, la question est de savoir de quelle manière il faut les aborder pour leur donner suffisamment de grandeur afin qu’elles aient le statut de sculpture. Un petit format ne doit pas être un bibelot.
Quel est le mot qui pourrait vous définir ?
Peut-être « nostalgie ». Je considère que demain n’existe pas alors je m’arrime au temps vécu. Je ne suis pas tourné pour autant vers le passé mais vers le vivre, le présent. J’espère toutefois que ma sculpture sera là pour quelques temps car si elle n’existait qu’avec moi, je vivrais mon travail comme inutile. La vie est un investissement. Je ressens un grand bonheur quand je suis en adéquation totale avec le travail que je fais mais pour arriver à ressentir cette satisfaction, il faut donner beaucoup de temps et d’énergie et cela ne garantit pas le résultat.
Faire de la sculpture, c’est être dans une quête de quelque chose qui sera plus haut et il faut creuser pour voir plus profond, c’est paradoxal. C’est pourquoi, je ne crois qu’aux rides que je vois dans ma glace le matin. Ma sculpture montre notre vérité, avec tout ce que cela comporte de dérangeant parfois. J’espère quand même que mon travail a une petite influence pour quelques spectateurs et qu’il leur donne plus d’envie, plus de confiance et même de la joie. Le visiteur a un rôle à jouer, il est partie prenante de ce qu’il voit. Mes sculptures sont accessibles à tous ceux qui acceptent ce partage mais personne ne verra avec mes yeux et je ne verrai pas avec les leurs. Mon travail n’est pas sombre, il est comme notre condition, simplement tragique, c’est un sourire qui s’éteint.
Photographie à la Une © Sylvain Crouzillat.