Je me demande si le bonheur, tout ça, ce n’est pas des histoires.
De la théorie, des histoires quoi…
Tu veux une histoire ? En voilà une.
Le vieux se pencha vers le jeune homme.
— C’est Braque et Picasso qui se promènent dans la campagne. Au détour d’un champ, ils aperçoivent un soc de charrue laissé à l’abandon depuis des années. Il est rouillé, envahi d’herbes tout autour, et recouvert de mousse. « Tu vois, fait Braque à Picasso, c’est ça de l’art moderne. Jamais on ne fera mieux, nous autres. C’est là, c’est tout, il suffit de le voir. D’avoir le bon regard. C’est la nature qui fait ça sans nous. ». Alors Picasso lui dit : « elle te plaît ? » Et se tourne vers Braque : « je te la donne ».
Le jeune homme parut étonné.
— Et le bonheur dans tout ça ?
— Là ! Il est là, fluctuant, se cachant, mais là, une énergie. Comme le temps qui recouvre ce soc de charrue. Tu regardes autour de toi et tu ressens ces énergies positives et négatives, entre les individus, dans la nature. Le bonheur y apparaît par intermittence. Et tu sais, ce que je peux dire à ce sujet après une vie sur terre… Le bonheur, c’est les autres.
— Mais personne ne comprend personne !
— On n’est rien sans les autres. C’est la qualité des relations avec les autres qui rend heureux dans la vie, où que tu puisses être, quelque soit ta situation. Ils peuvent ne pas toujours te comprendre, d’accord, même te faire du mal, parfois, mais sans les autres, eux, toi, nous, ta famille, tes amis, tu seras malheureux.
— L’ancêtre a parlé.
Ils se lèvent, l’un avec plus de difficulté que l’autre.
— À demain, petit.
— À demain papy.
Il marcha vers la mer tandis que le vieux rentrait dans le pub derrière lui. « Le bonheur, c’est les autres » rumina-t-il, « pas sûr ». Il descendit la colline pour rejoindre le port et s’imagina seul au monde. Il n’y aurait plus d’interactions humaines navrantes de banalité. Il n’y aurait plus le bruit des rues. Il resterait celui des mouettes, des mâts des bateaux à l’abandon, et le ressac de l’eau. Il regarda le continent au loin. Les villes deviendraient des champs de ruines. Le vent du large se levait. Il passa sa langue sur ses lèvres. Le goût de la mer. La sirène du dernier ferry de la journée retentit. Les maisons et les immeubles seraient envahis par la tristesse et la végétation. Et il n’y aurait plus ses amis qui pêchaient au large, ses parents avec leurs conversations enflammées, ni cette musique et ces chansons qui le traversaient de part en part. Alors du coup ? Le bonheur est une énergie fluctuante. Comme celle dont se délecte Braque et que Picasso saisit. Le temps fait le reste. Il pense loin le vieux avec ses visions cosmiques. La pinte de bière aurait-elle la même saveur sans les autres pour la partager ?… « Once, I saw you in a crowded hazy bar, dancing on a line from star to star… ».
Non, malgré les échanges houleux, les désaccords et les prises d’ego, non. « Là, je suis seul, je suis bien mais si je ne m’apprêtais pas à les retrouver d’ici quelques instants… Ce serait un vide absolu. La paix dans la solitude, oui, mais à petite dose. ».
Le jeune homme partit vers le quai pour attendre le chalutier qui arrivait… « You are like a hurricane, there is calm in your eyes and I’m gettin’ blown away to somewhere safer where the feeling stay… » Il respira l’air iodé et sourit. Oui, le bonheur, c’est les autres. Il saisit la corde que lui lança son ami d’enfance par dessus le bastingage, se baissa sur le granit, et amarra le bateau.
Photographie à la Une © Alison McCauley, Bord de mer, Pondichéry.