« Dans l’évidence quotidienne d’un monde que nous finissons par ne plus regarder, l’œuvre d’art introduit un décalage et, ce faisant, déjà un point de vue. En déjouant la force de l’habitude, en proposant des sensations ou des significations nouvelles, la création offre une résistance à l’état du monde. Elle fait une entorse aux rails de la pensée, comme une infraction aux images dominantes. Créer est parfois tout ce dont nous disposons quand le poids du monde ou de la vie enferme les corps et les esprits dans des chemins tout tracés ou des exils circulaires ».
Cette introduction, qui se trouve à l’entrée de l’exposition, nous amène à réfléchir à la notion de l’« art comme acte de résistance », disait si bien Gilles Deleuze. En lisant ce texte, l’art nous donne un moyen de réagir aux habitudes néfastes d’une quelconque hégémonie.
Mais entrons plus rapidement dans le vif du sujet de l’exposition. Une bonne partie des tableaux ou vidéos présentés sont issus des collections de l’artothèque et des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque Municipale de Lyon, les autres œuvres ayant été prêtées par des galeries, des institutions ou des artistes. Lors de cette exposition, les tableaux et les vidéos décuplent les possibilités de dialogue entre les œuvres d’art brut, les installations et l’espace dans lequel elles s’exposent, insinuant un autre espace à travers elles (pour les photographies par exemple). Tout ceci offre de nouvelles perspectives par des nouveaux matériaux et genres aux spectateurs ambulants désireux d’interagir avec la pensée des artistes à travers leurs œuvres. Rappelons, par ailleurs, que ce genre d’exposition est inédit dans la Bibliothèque de Lyon, conférant ainsi à l’exposition une certaine prestance.
L’exposition en elle-même se décline en deux parties avec des approches différentes de l’acte de résistance à travers l’art. La première partie concerne la lutte contre une pensée unique, une idéologie imposée, tandis que la deuxième partie donne plutôt des visages à des résistances intimes et internes à l’artiste dans son processus de création. Cette deuxième partie semble donner une dimension thérapeutique à l’art pour libérer l’artiste de ses tourments intérieurs. Et Deleuze n’est jamais très loin dans cette exposition pour nous rappeler que l’art a une dimension politique de manière générale, conflictuelle avec soi-même ou un ordre établi, et qu’enfin l’art nous appelle à cultiver cette « affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore, qui n’est pas, ne sera jamais claire. Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore », nous dit-il.
Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? L’œuvre d’art est là pour susciter une émotion plus ou moins vive, et de surcroît une réaction. Cependant, l’action, engendrée par l’acte de résistance, reste à faire, et cela c’est un peuple qui n’existe pas encore qui en sera la répercutions. L’œuvre d’art a un impact brutal avec le spectateur, mais elle a une résonance encore plus grande avec le devenir de ce peuple qui n’est pas encore vraiment là, et qui ne le sera peut-être jamais, va t’en savoir ce qu’il se passera demain… Ce peuple existera-t-il vraiment ? Peut-être oui, et peut-être bien que non aussi. L’œuvre d’art est en quelque sorte un objet que l’on doit manier, après l’avoir découverte, pour lui donner une véritable consistance, pour lui donner vie dans notre résistance. Mais cela, il faut l’accomplir avec détermination et persévérance pour donner naissance à ce qui va être demain. Voilà à quoi ressemble, selon moi, cette affinité qui existe « entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore ».
Cette pensée fait écho à la vidéo censurée Historie is not mine (2013) de Mounir Fathi. Une machine à écrire, frappée par des marteaux, écrit un texte. On peut penser à la métaphonie d’une idéologie (le texte) imposée (par les marteaux). Mais surtout ce qui est intéressant c’est le paradoxe entre l’Histoire et l’artiste, parce que l’artiste vit l’Histoire qu’il décrit, sinon il ne la critiquerai pas, et en même temps cette Histoire n’est déjà plus la sienne puisqu’elle concerne les populations de demain. Dans cette dernière idée, le spectateur est amené à réfléchir et à faire acte de résistance, à devenir cet acteur de demain. L’artiste dit que cette Histoire n’est pas la sienne, et en disant cela, il nous adresse son Histoire qui devient nôtre.
Je n’énumèrerai pas toutes les œuvres de cette exposition, ce qui n’aurait aucun intérêt, et vous priverez sûrement, cher lecteur, de découvrir ces actes de résistance que vous propose certains artistes, je vais donc abréger ma narration avec une petite énumération des artistes présents à cette exposition. Parmi les artistes, il y a Sophie Ristelhueber avec des œuvres simples mais très évocatrices, James Nachtwey et ses photos contrastantes, Robert Filliou et sa théorie du « could be… » comme une lutte contre l’hégémonie dévastatrice du capitalisme qui pompe tout, Corita Kent et sa volonté de prôner la vie plutôt que la mort aveugle pour une idéologie absurde ; mais aussi Hara-Kiri, Francisco Goya, Honoré Daumier, Philippe Mayaux, Ali Kazma, Tahmineh Monzavi qui est en faveur de l’émancipation féminine, Brian Ferneyhough qui est un compositeur anglais dont la musique est dite d’une nouvelle complexité, en lutte avec le musicien, et le compositeur qui se surpasse dans l’écriture, etc.
Je vous conseille vivement d’aller à cette exposition qui n’est pas très longue mais riche de réflexions à méditer. Cette exposition est ouverte jusqu’au 9 janvier 2016, donc si vous allez rendre ou emprunter des livres à la bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon, et que vous avez un peu de temps pour découvrir ces œuvres exposées, en deux mots : allez-y !
Plus d’infos sur le Site de l’événement.