Heimatlos

« C’était un résultat de l’abomination des temps » – Émile Zola.

Surplombant la vasque de la salle de bain se trouve un miroir. Le visage qui s’y reflète est le sien, pourtant un autre pourrait l’être tout autant. Ce visage est une confusion sémantique de la « propriété ». Il n’est plus une caractéristique, il est une possession.

Rien ne rattache l’image à son origine. Il n’y a plus de lien, il n’y a plus d’intimité. L’émetteur est étranger à son portrait.

Davantage curieux que terrifié, l’homme (s’)examine.

Il retrouve les traits attendus comme s’ils suivaient un cahier des charges, un protocole ontologique, et pourtant il ne se les attribue plus, ils ne lui sont plus spécifiques.

Caucasien et blond, les yeux bruns tirant sur le vert, la pâleur de la peau sont adéquats. La ressemblance est exacte. Quant à la fatigue dans le regard, elle est cette lassitude familière, de guerre lasse.

Il conclut l’examen, s’écarte de la glace. Le reflet est correct, les lois de l’optique inversent mais ne peuvent mentir.

Le physique n’a donc pas changé – l’âge ne l’a pas travaillé ; ce n’est pas non plus la mémoire victime de la maladie qui flancherait. Non, c’est l’identification qui s’est éloignée.

La certitude d’être ce reflet s’enfouit, elle devient un souvenir agonique. Elle survit encore un peu à la lisière de l’oubli ; une pelletée et ce sera réglé. Et pas plus d’une pelletée parce qu’une rengaine ne mérite pas un surcroît de travail, qu’elle devienne une impression de déjà-vu.

Il est rassuré. Son image, n’est pas une contrefaçon. Elle est authentique et rien n’est plus important que l’authenticité. Son image est une outrefaçon, à laquelle il convient d’appliquer un certain nombre de correctifs néanmoins.

« Découverte de soi », « se révéler en elle, se révéler soi », « être soi-même », « travailler sur soi », « se déconstruire », « s’intégrer », « l’harmonie » sont les corrections de l’identité que l’on attend.

Cela paraît accessible, facile. Il juge cet effort pour disparaître hors de soi insigne.

D’abord, le haut du visage se perd, il tourne, c’est un mauvais picrate, il frelate. Plus bas, on suspecte encore un peu le menton puisque c’est le patrimoine génétique de la mère qui le donne – on le penserait plus solide. Il n’en est rien. Ce menton, cette mâchoire, sont cette connaissance perdue de vue depuis longtemps, on la recroise, fortuitement, concassée par les années ; on la salue sans conviction, on n’a pas trop le choix ; et, elle disparaît au coin de l’avenue, on ne se soupçonnera plus de l’avoir connue.

Il s’écarte de la glace ; plan américain, plan italien. La forme générale du corps se dessine ; aussitôt la silhouette se perd ; le cou, la glotte, les épaules, le torse, les hanches, les cuisses, jusqu’à la généralité des proportions, l’ensemble se dilate dans le fantasme d’un standard.

Plus tard, ce sont les mains qui deviennent étranges. Ce sont les sensations des mains sur le visage. La paume sur la joue, la joue sur la paume. Les sens sont là, le toucher réside, mais la caresse est lointaine.

C’est la sensation qui est écartée, elle est dissociée, elle est une fonction à présent.

Il ne dit plus « je » pour éviter une confusion supplémentaire, son manque d’assurance à l’affirmer confine à la prudence ; il pourrait se glisser dans cette audace des difficultés syntaxiques, linguistiques. Éviter les écueils du langage paraît sage.

Il accepte que « je » soit un murmure dans le « on ».

Il n’a plus la volition d’identifier le dilué du diluant.

Il ne se reconnaît plus dans la glace mais l’imagination entre en résistance. Le miroir serait sans tain. Peut-être, se scrute-t-il derrière la surface, peut-être est-il le reflet de quelqu’un. Serait-ce lui-même l’image ? Cette difficulté à se souvenir d’être soi procéderait d’une sorte d’usure du reflet, à la façon d’un photogramme que le temps et le nombre de copies estompent ? Le stratagème dure peu, il est éculé. La logique le brise, c’est tout le drame, la lucidité est là, campée, amoindrie par l’environnement et malgré tout active. Elle est une cellule dormante qu’il faut éradiquer par l’abandon.

Il quitte le miroir, il reviendra s’y voir, il s’agira de s’y flatter.

Lorsque l’identité est ôtée, que sa consistante fut insuffisante pour habiter son volume, l’environnement le comble. De monade, on devient vecteur.

Le réseau prend le relais, il échafaude la nouvelle structure.

L’identification devient schématique. L’attitude d’une star de la TV est la sienne, le style en vogue est le sien, le jargon est son jargon, il y participe, le nourrit, l’enfante, grâce à lui il survit, il se supplante ; le sourire du mannequin de cette affiche 4 par 3 est son sourire, le bon teint de cette starlette est tout à fait le sien.

Une main glisse sur le volant de cette voiture, le véhicule caresse l’asphalte sur laquelle se laquent les lumières d’une ville ultra moderne ; cette main est sa main, elle sent le cuir du volant lorsqu’il la hume.

Les hanches se redessinent, le menton pointe ou se retranche, le corps s’adapte aux exigences des situations sociales, les épaules se haussent ou se relâchent et ce sont les siennes, lorsqu’il en roule c’est toute la démarche qui devient sienne. Il se calque sur l’image que chaque image, chaque portrait, chaque corps qui n’est pas le sien lui renvoie. Il devient son désir.

Il aime cette musique, elle le pénètre, aucun souvenir n’y est rattaché – mais cela se pourrait – et c’est pour cela qu’il l’aime ; elle est faite pour lui ; elle serait faite pour lui. Il l’accapare.

Comme cette couleur, cette saveur, cette odeur, comme ce jeu de couleurs, ce mélange de saveurs, cet agrégat de nuances qui se déclinent.

Il est une somme, une soustraction, le « résultat de l’abomination des temps ». Il est en réseaux, il est en son sein, il est son fruit sucré et son terreau gorgé, il est cette fertilité qui féconde la contemporanéité, il est ce réceptacle où ses semblables se vident. Il est cet onanisme.

Il n’est plus central. Il n’a plus de centre ; quel soulagement ! Il passe dans les non-lieux, les échangeurs, les routes et les ponts, les halls et les escalators ; il les traverse et ils le pénètrent, ils l’indiquent et l’orientent. On attend, on patiente, peu, on ne tient pas en place, on frétille, on veut se rentabiliser ; on regarde les lumières horizontales, les trames, les pixels, qui strient le monde, qui le délimitent et centrent ses conduits, organisent les lignes de fuites et qui soudent les horizons. On est une ondulation de l’époque, elle ne mène nulle part, ne part de rien, un ruban de Möbius, ne vit pas, ne meurt plus. Elle se contente, on se contente.

Il est intégré, c’est-à-dire périphérique et il trouve très agréable que ce soit ainsi ; il est parmi les insipides échangeurs, entre les axes qui se croisent, les images qui se juxtaposent, qui se synchronisent et se chassent en permanence ; il est les sons qui s’interposent, se couplent et se combinent ; il est les odeurs artificielles, les couleurs publicitaires, les devenirs qui ne se réalisent jamais, les souvenirs d’agence de voyage qu’il ne vivra pas, les promesses exotiques de panoramas fantastiques imprimés sur le plastique bio d’un emballage de désodorisant de WC.

Il est bouclé comme le photon du sujet au miroir. Ce miroir duquel surgit ce reflet qu’il ne reconnaît plus, cette ruine de lumière qui le fixe et s’écroule de fond en comble dans les recoins du mercure.

Heureusement qu’il n’a plus besoin de se reconnaître, on l’assiste pour se mentir.

Il est très heureux.

On l’est tout autant.

Œuvre © Kévin Cadoux.

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