Par des gestes ou des regards, des mots ou des sons, nous échangeons. Tout notre être tend vers l’Autre, vivant ou mort. Et les machines font renaître les fantômes.
En musique, peu de traces subsistent du passé : nous pouvons seulement pister échanges et influences à travers les documents écrits ou iconographiques dont nous disposons, sans toutefois savoir quelle forme sonore ces échanges ont pris. Mais plus on progresse dans le temps, plus les sources deviennent nombreuses, précises, complexes. Ce qui veut dire que l’histoire est de plus en plus riche à mesure que le temps avance, mais aussi que les possibilités d’interactions sont de plus en plus nombreuses pour les musiciens. Ils ont à disposition non seulement leur mémoire mais aussi un catalogue musical quasi sans fond dans lequel puiser. Cela est particulièrement vrai depuis le début du XXème siècle et l’apparition de l’enregistrement phonographique. Cette invention a démultiplié les possibilités de dialogue et transformé notre rapport à la musique. Art évanescent par essence, elle peut enfin être capturée, photographiée, confrontée. Nous entendons aujourd’hui inlassablement la voix des morts. Dès lors, qu’il s’agisse de créations, d’interprétations d’une musique écrite par le passé, de reprises personnalisées d’autres enregistrements ou d’une façon de graver dans la cire une rencontre entre des musiciens de cultures différentes, le support discographique, matériel ou virtuel, est devenu incontournable. Plus, il est maintenant la norme et peut même être considéré comme le point de jonction entre des musiques très diverses et qui ne peuvent a priori pas se rencontrer.
Les rencontres.
Combien d’étoiles filantes seraient-elles retombées dans l’oubli si le support discographique ne les avait pas fait perdurer à travers le temps ? Et combien la musique serait alors différente aujourd’hui ! Le dialogue entre les générations, à travers les supports offerts par la technologie, est donc le marqueur de la création musicale actuelle. De ce foisonnement résulte un phénomène croissant d’influences entre musiciens de différentes générations. Dans le rock en particulier, certains groupes ou musiciens ayant eu une carrière courte voire fulgurante ont servi de modèles pour un grand nombre de leurs cadets. On pense au Velvet Underground pour lequel la légende veut que chaque personne ayant acheté leur album ait à son tour fondé un groupe. Des musiciens incompris mais avant-gardistes ont ainsi pu en toucher d’autres et porter leur musique à travers le temps.
Les innovations technologiques ont eu une influence profonde sur les rapports qu’entretiennent entre eux les arts. On parle aujourd’hui beaucoup d’art multimédias, ce qui recouvre une réalité très large, allant de la simple vidéo sur Youtube à l’installation en musée d’art contemporain, ou même, d’une certaine manière, au cinéma. L’accès élargi au matériel d’enregistrement a, tout comme en musique, démocratisé la création multimédia. Aujourd’hui, il est très facile de produire à moindre coût une vidéo et de la diffuser à un public très large et le rapport entre musique et image se pose désormais dans toutes sortes de configurations. Ainsi, le clip vidéo est un passage obligé pour tout groupe de musique désireux de se faire connaître. Si, dès les années soixante, ce support imagé, le scopitone, est utilisé pour promouvoir les chansons, il devient monnaie courante à partir des années quatre-vingt et de la création de la chaîne de télévision américaine MTV. On assiste ainsi à un retour de l’association entre musique et image.
Appropriation.
On remarque donc que les progrès technologiques ont une incidence forte sur la création même d’une œuvre, puisque son existence dépend du support sur lequel elle est fixée : l’avènement du numérique a bouleversé les pratiques de création, de production et de consommation des objets culturels. Le cas de la chanteuse Björk nous semble emblématique. Elle qui a assimilé dès ses débuts les possibilités apportées par la technologie en intégrant dans ses chansons des éléments de musique électronique, des échantillons issus d’autres musiques et en utilisant fréquemment le support du clip vidéo, elle a créé un site internet interactif pour son album Biophilia, sorti en 2011. Bien plus qu’un simple outil de diffusion, l’islandaise en a fait un prolongement interactif de son œuvre en créant en partenariat avec Apple plusieurs applications pour tablettes et téléphones mobiles permettant à l’auditeur de modifier ou d’explorer à sa guise certaines chansons. Stratégie commerciale ou démocratisation de l’œuvre, le débat est ouvert. Assiste-t-on à l’émergence d’une modification durable des pratiques artistiques ? Ces évolutions sont-elles vouées à disparaître dès la prochaine innovation technologique ? On voit en tout cas que les artistes s’emparent de toutes les inventions, même quand celles-ci ne sont pas pensées pour la création d’œuvres. Cette dynamique est le signe que l’art est toujours vivant, vivace, que la machine n’a pas écrasé l’homme mais que celui-ci s’en saisit constamment pour multiplier ses possibilités d’être et d’agir. Il ne s’agit pas d’une déshumanisation mais bien d’une ré-humanisation d’objets a priori inertes et froids.
Les musées d’art contemporain ont eux aussi intégré les nouvelles technologies. Il est courant de s’y retrouver enfermé dans une salle obscure, nos sens sollicités, bousculés. Alors qu’ils hébergeaient jusqu’alors des objets immuables, la dimension temporelle et évolutive d’une œuvre fait désormais partie de leurs collections. Les inventions technologiques ont donc multiplié les possibilités de créations multimédias en musée, au point que celles-ci forment une nouvelle discipline, la vidéo, qui se distingue du cinéma de par l’absence fréquente de comédiens et de fonction narrative. Elle exploite au contraire tous les effets de démultiplication d’un motif visuel, de colorisation, créant un nouveau genre de peinture abstraite, à la fois virtuelle, évolutive et sonorisée. D’une certaine manière, tous les paramètres visuels qui ne sont pas exploités par le cinéma car ils masqueraient le discours, sont, en vidéo, poussés à leur paroxysme, ouvrant de nouveaux horizons esthétiques mais bouleversant aussi l’expérience du spectateur, parfois avec violence. Cela entraîne une nécessaire adaptation de l’esthétique musicale, qui ne peut se contenter d’un langage classique alors que les images sont par ailleurs novatrices. Les œuvres vidéos sont donc le plus souvent illustrées par des musiques électroniques, aux sons triturés, saturés d’effets, qui brouillent les repères perceptifs habituels en empêchant l’auditeur de relier les sons qu’il entend à une source humaine, identifiable.
Quel Avenir ?
En facilitant le dialogue entre les musiciens et autres créateurs, l’avènement progressif de technologies nouvelles depuis la fin du XIXème siècle a durablement modifié les pratiques artistiques, tant au niveau de la production que de la réception par le public. Cette révolution semble profitable puisqu’elle permet de renouveler les langages grâce à une modification des supports, réhabilitant l’empirisme, l’exploration comme élément moteur du geste de création. Mais nous ne pouvons nous empêcher de trouver une conséquence négative à cette évolution rapide des technologies : si elle a permis une amélioration de la qualité technique des œuvres et la multiplication des paramètres sur lesquels l’artiste peut jouer, elle a aussi entraîné l’obsolescence inévitable des œuvres ainsi créées.
Dès lors, il est impossible de savoir ce qu’il restera dans cent ans des œuvres produites aujourd’hui grâce à des machines. Seront-elles dépassées, obsolètes, oubliées ? Auront-elles assez de force pour que les technologies forcément désuètes qui leur auront donné naissance n’empêchent pas d’accéder à leur beauté ? Le dialogue entre passé et présent sera-t-il possible ? Cela est fortement souhaitable. Pour que les fantômes innombrables et tenaces qui s’emparent aujourd’hui de nos imaginations nous insufflent courage et inventivité, continuent à ouvrir la voie. Pour que demain, les vivants et les morts chantent encore ensemble.
© Photographie : The Velvet Underground