Si l’on s’en tient à tous les exemples historiques ou contemporains de cultures humiliées, dilapidées, perdues ou absorbées ; à toutes les nations ou populations en passe de perdre jusqu’à leur langue et identité, on ne peut que se faire les défenseurs d’un héritage à préserver coûte que coûte.
Si l’on regarde d’un autre point de vue tous les excès de replis identitaires au nom d’une filiation quelconque, on ne peut que s’exaspérer (pour le moins !) des relents obscurantistes que cette notion peut receler. Nous voilà donc plongés au cœur de la complexité de cette notion d’héritage que nous aurions aimé se rapporter aux plus hautes valeurs mais qui s’avère peine d’ambiguïté.
Les jeux cruels du pouvoir.
Que penser des drames générés par la perte d’un héritage, drames aux contours si contrastés selon que l’on est en butte à des conflits d’intérêts matériels ou à des guerres assassines d’êtres humains et de cultures ? Selon les enjeux et les orientations médiatiques du moment, ces histoires dont nous sommes témoins, donnent lieu à des bouffonneries plus ou moins « abracadabrantesques » ou aux tragédies les plus douloureuses et révoltantes. Il est donc tout à fait naturel que le théâtre, toujours aux prises avec le réel, se soit emparé depuis des lustres de cette question de l’héritage, en tournant autour de la diversité de ses registres.
Dans la comédie de boulevard, ce peut être l’un des ressorts comiques révélant la mesquinerie de certains comportements. Plus grinçante, et touchant parfois au tragique, la comédie moliéresque éclaire, via l’usurpation d’un héritage, le péril que représente l’intégrisme (Tartuffe). Shakespeare dans ses drames historiques, associe les catastrophes meurtrières qui agitent le royaume à la quête éperdue d’un pouvoir dont l’héritage est revendiqué au mépris de la vie humaine (Richard III). Et, proche de nous, la tragédie de la fuite des pays en guerre, de l’exil et de la perte de racines, trouve son expression dans des paroles fortes, souvent sous forme de monologues qui nous sont adressés. Le théâtre prend donc à bras-le-corps cette thématique de l’héritage, ce qui parait légitime compte-tenu des implications que ce motif recèle quant à la vie et la condition humaine. Quelle que soit la nature de l’héritage mis en jeu sur les scènes, les situations dramatiques exacerbent, afin d’en questionner tous les angles, le rapport des personnages incriminés au temps, à la mémoire, au passé comme à l’avenir, aux autres, à la mort. Souvent aux prises avec des états extrêmes, les dramaturgies peuvent explorer les recoins les plus obscurs de l’être humain.
L’héritage peut devenir un moyen de pression voire d’oppression sur l’entourage. C’est Eva Perón, héroïne éponyme de la pièce de Copi, qui, tout entière à la mise en scène de sa mort s’exclame : « J’ai un cancer ! […] je vais crever, moi ! Et toi, tu t’en fous comme une cerise ! Vous vous en foutez tous ! Vous n’attendez que le moment où j’aurai claqué pour m’hériter ! ». C’est aussi Richard III livré à tous ses démons, mis à terre au terme de ses méfaits, réduit, prêt à toutes les lâchetés qui s’écrie : « My kingdom for a horse ». Exemples parmi bien d’autres qui attestent que la question d’héritage et corollairement de la transmission est souvent intimement liée aux jeux cruels du pouvoir. Et bien souvent, comme le théâtre sait nous le faire saisir, ces « jeux » nous ramènent aux faces dérisoires et illusoires de la vie humaine et de certaines valeurs.
Contaminer le présent par le passé.
Un bon moyen de réfléchir à l’héritage au théâtre est de se pencher sur les crises, les ruptures : crise de la représentation, crise du personnage. Aujourd’hui bien des concepts qui pouvaient sembler instaurés pour toujours dans les pratiques scéniques (la mimésis, l’illusion réaliste, etc.) ont pris un coup dans l’aile. Et nous nous sentons moins les héritiers de ce théâtre-là, le théâtre bourgeois, par exemple, sanglé dans les cadres d’un théâtre à l’italienne, que les héritiers des novateurs qui ont ouvert la scène à d’autres types d’illusions aussi divers que variés. Mais rompre ne signifie pas radicalement enterrer. Et cela s’applique à toutes les composantes d’une représentation : lieux, espaces, auteurs, textes y compris les textes du passé qu’il faut « re-susciter ». Tout comme Peter Brook, on peut dire qu’il est aberrant de rester bloqués sur des traditions de mise en scène, que tout texte « hérité » doit être réactif à l’époque où il se transmet.
À la question : « Que reste-t-il de Dante dans Inferno, Purgatorio, Paradiso, votre trilogie sur la Divine Comédie ? ». Romeo Castellucci répond : « Rien. Il a disparu ». Il aurait pu répliquer de même à propos d’Alexis de Tocqueville pour son spectacle Democracy in America. À l’inverse un autre metteur en scène, Stanislas Nordey, tout aussi dynamique dans son processus scénique affirme : « On a toujours besoin de s’adosser à une autre légitimité, peut-être plus haute, à des maitres. Moi, je me suis adossé à Pasolini. ». Et l’on pourrait à l’infini renvoyer dos à dos les artistes qui veulent prendre leurs distances avec les œuvres et formes du passé et ceux qui vont parfois jusqu’à revendiquer une filiation précise avec certains artistes ou écrivains. Même si, toujours selon Stanislas Nordey : « Il y a en France une difficulté à avouer ce qu’on doit à l’autre, chez les metteurs en scène aussi. On entend peu l’expression de maître. ». Voilà donc posée, du moins en apparence, la problématique liée à l’héritage au théâtre, celle qui diviserait les artistes en deux clans : ceux qui du passé font table rase et ceux qui se sentent redevables pour ce qu’ils sont à des pères, voire des grands-pères de théâtre. Le cadre de la réflexion serait simple (donc simpliste).
Au chapitre VII de son essai Le théâtre et son double, intitulé « Pour en finir avec les chefs-d’œuvre » Antonin Artaud écrit : « On doit en finir avec cette idée des chefs-d’œuvre réservés à une soi-disant élite et que la foule ne comprend pas. Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé ; ils ne sont pas bons pour nous. Nous avons le droit de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon qui nous appartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir actuelles et que tout le monde comprendra. ». À quoi, Lucas Ronconi, acteur et directeur italien de théâtre pouvait opposer lors d’un stage de formation pour acteurs : « Comment veux-tu être acteur si tu n’es pas porteur de la langue de ton pays, si tu n’es pas porteur de l’histoire de ton pays, des grands poètes de ton pays ? ». Mais là s’insère une des déviations possibles de l’injonction. On sait à quel point un héritage peut être pesant, paralysant, voir castrateur – pensons à ces personnages de Thomas Bernhard momifiés dans leur obsession de service mémoriel à certaines idéologies répulsives.
La notion d’héritage, dans le domaine de l’art, peut contaminer le présent par le passé, via la consécration d’œuvres ou d’artistes dont on nous livre les « chefs-d’œuvre ».
Sortir du classicisme pour agiter les consciences.
Toute époque voit ses jeunes créateurs, artistes, artisans en tous genres aux prises avec un héritage pourvoyeur d’un « prêt-à-penser » plus ou moins immuable. Processus d’autant plus troublant que chaque génération a bien conscience que souvent les novateurs, découvreurs, voire les trublions les plus électrons libres d’avant, peuvent à tout moment être frappés de reconnaissance et devenir maillons dans la chaine de transmission.
Que d’œuvres « maudites » à mettre au rang des « refusées » ou « publiées sous le boisseau » font aujourd’hui partie du bagage obligé de tout « apprenti-artiste » qui se respecte. Alors que d’autres œuvres n’ont pas résisté à la sanction du temps. Ce bagage est puisé dans un répertoire à valeur patrimoniale dont la transmission repose sur des notions destinées à justifier l’appartenance de certaines œuvres à un consensus général : la notoriété, le classicisme, voire l’académisme.
Transmission consacrée par des lieux et institutions emblématiques avec au premier rang La Comédie-Française mais aussi les écoles d’art, de théâtre, les universités, musées et théâtres. Tous ces lieux sont bien évidemment des foyers de transmission. Transmission de savoirs, de savoir-faire, de mémoire, et d’histoires. Et chaque fois que nous nous rendons au théâtre ou au musée, nous prenons place « au banquet » dans cette chaine. Soit.
Et maintenant, la question essentielle à creuser : « Comment nous déplaçons-nous dans un musée ? Qu’allons-nous voir ou chercher ? ». Première hypothèse : une visite ciblée sur les « maitres » et leurs « chefs-d’œuvre ». Le parcours a été balisé au préalable. Ce sont les incontournables. Ceux qui sollicitent notre reconnaissance (aux deux sens du terme) comme emblématiques d’une excellence culturelle et garants d’une portée universelle de l’art. Dans ce cas, bienheureux celui qui bénéficie d’un regard en biais capable de dénicher aussi le non-conventionnel. Deuxième hypothèse : une déambulation au petit bonheur la chance et les émotions. Une visite où le spectateur s’ouvre à la possibilité du « chef-d’œuvre inconnu », où il intègre les œuvres maitresses sans se laisser écraser par elles. Et ces propos valent pleinement pour le théâtre, à l’égard des œuvres, des artistes, des metteurs en scène ou des théoriciens de cet art.
Le théâtre se doit à l’égard de l’héritage et de la transmission d’assumer sa fonction d’agitatrice de la pensée et des consciences. Et pour ce faire d’affirmer sa fidélité à l’infidélité. Derrière ces artistes agitateurs d’aujourd’hui, les Castellucci, Macaigne ou Garcia (qui sait, ce sont peut-être les classiques de demain), nous suivons la lignée des grands rêveurs d’antan et de tous temps. Ceux-là, loin de chercher à se faire une place au soleil en « surfant » sur le « borderline » (un peu rebelles mais point trop, un peu contestataires mais point trop n’en faut), eux s’engagent à corps perdu au risque du naufrage médiatique, mais souvent pas public. Ils surfent sur le fil de la folie, creusent des audaces, poussent la pensée dans les recoins insoupçonnés, mais savent ou espèrent que leur prise de risque servira à pourfendre tout risque d’endormissement ou de repli sur soi et sur l’héritage contraint dans sa cage de verre.
On a tous quelque chose en nous de brechtien.
À chaque époque, tout un pan de la vie théâtrale, dans ses pratiques comme dans ses approches théoriques, manifeste cet art comme l’expression d’un espace de revendication et d’émancipation. L’histoire du théâtre et de sa mise en scène est marquée par de grands mouvements de rupture (de l’illusion réaliste, de l’héritage romantique, du naturalisme, etc.) manifestant le désir de s’affranchir du passé, de la tradition pour se libérer de tout carcan fixé de façon rigide. Mais si parfois, ces ruptures avec une conception patrimoniale de l’art (« Touchez pas à Molière » ou autres slogans plus violents) donnent lieu à des conflits ou querelles durs, c’est souvent au nom de raisons peu légitimes.
En revanche beaucoup plus percutante est la conception de ces artistes qui traversent cet espace de transition entre questions d’héritage et quête de nouvelles formes d’expression, désir de modernité. Dans cet espace, il s’agit d’appréhender le passé comme une force et non de le subir comme un fardeau. Une force puisque ce dont nous héritons à travers les œuvres, les mises en scène, les artistes d’un passé plus ou moins lointain ou révolu, c’est l’incitation à toujours s’interroger, questionner, non seulement le monde mais aussi les conditions de sa représentation. Quand le théâtre prend la parole à n’importe quelle époque, c’est qu’il y a nécessité à le faire, et nécessité pour nous à le découvrir. Mais le danger du fardeau guette et il faut savoir résister aux risques d’une sacralisation de l’héritage. « Trompettes de la renommée / Vous êtes bien mal embouchées », disait Brassens. Comme ces mots résonnent bien pour l’art dramatique. « Le théâtre est mort. Vive le théâtre ».
Bien sûr nous sommes des héritiers mais depuis Pierre Bourdieu nous connaissons bien le péril de tout héritage lorsqu’il s’inscrit dans la reproduction. Se nourrir de ceux qui ont su auparavant ouvrir des voies nouvelles, oui. Mais pas pour reproduire. Trop de représentations laissent un goût amer d’œuvres et d’intentions figées, moribondes. Il est aussi aberrant de faire aujourd’hui une mise en scène « classique » d’un texte classique que de proposer une mise en scène brechtienne, au sens « canonique » du terme d’une pièce brechtienne. Au nom d’une fidélité à l’histoire et à l’héritage, le plateau peut vite tourner au travail formel, ou pire à une usurpation de pouvoir en imposant un point de vue. Au contraire, pour mieux honorer les héritages auxquels nous sommes redevables, il est une nécessité d’irrespect qui les garantisse de tout danger de dessèchement. C’est cette capacité voire cette aptitude à l’esprit de rébellion qui fait que le dialogue instauré par les artistes avec les classiques jusqu’aux antiques sait tisser le lien entre contemporanéité et héritage. D’ailleurs, le processus n’est pas nouveau. Ceux qui constituent ou ont constitué notre héritage, eux-mêmes ont hérité de leurs prédécesseurs pour construire un nouvel art dramatique qui tranche absolument avec les pratiques anciennes. Brecht en est un exemple flagrant. C’est nourri de Marx ou Hegel, de Meyerhold ou Piscator qu’il a pu édifier son nouvel art théâtral contre Stanislavski, et introduire la composante politique et critique indissociable de son art.
Certes, le temps passant, nous nous éloignons peu à peu d’une simple citation brechtienne, nous nous sommes libérés de la main mise de cette référence. Il n’empêche, l’héritage subsiste entre des mains variées et émancipées. D’autant plus qu’aujourd’hui, le rapport au texte est profondément bousculé. Ce rapport n’est plus « à hauteur de bouche » dans les seuls mots à proférer, mais il est descendu dans le corps dont le langage se substitue souvent aux mots eux-mêmes. Et notre rapport aux mots est aussi souvent tiraillé par une présence toujours plus prégnante de l’image. Cependant, dans la façon de projeter un regard sur le monde et de s’efforcer de le comprendre et de le penser, ne peut-on dire de beaucoup de metteurs en scène « qu’ils ont tous quelque chose en eux de brechtien » ?
Image à la Une © Guido Mencari, Democracy in America mis en scène par Romeo Castellucci (2017).