« Les découvertes les plus importantes, celles que l’on fait à la fin, ce sont les méthodes. » – F. Nietzsche, L’Antéchrist.
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À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
Sachons reconnaître une ironie de l’histoire quand elle passe en nous clignant de l’œil.
Nous savons qu’il n’y a pas de hasard et qu’il n’y a pas non plus d’accident dans l’Histoire. Ce n’est pas parce que les hommes ignorent ce qu’ils sont, ce qu’ils font, où ils sont et ce qu’ils veulent, que la Réalité se borne à une telle stase de conditionnement : nous ne sommes pas dans un processus aveugle. Ce qui se déploie, ce qui advient dans la Réalité (et non entre les cases frauduleuses de nos cerveaux fondus) ne répond ni de nos désirs ni de nos attentes, mais d’une stricte nécessité, une stricte « obéissance à Dieu ». L’Homme n’est pas la seule créature intelligente, la Réalité l’est aussi.
Le phénomène auquel nous sommes mondialement confrontés se manifeste pour nous comme un SIGNE ÉVIDENT : nous comprenons que nous sommes parvenus à ces temps que nous n’espérions plus et que nous redoutions en même temps comme des enfants perdus. Nous savons que nous y sommes, mais c’est à peu près tout ce que nous savons.
Il n’est pas évident, lorsque l’on reste le regard distrait par les formes que prend l’écume à la surface des choses – comme des chimères se forment dans le coton des nuages –, de saisir la causalité, l’ordre de nécessité qui pourrait tenir dans une même signification historique, l’élection de Donald TRUMP à la présidence des États-Unis, le soulèvement des GILETS JAUNES en France et l’épidémie mondiale du CORONAVIRUS aujourd’hui.
Quelles relations peut-il y avoir, nous demandons-nous, entre nos drames personnels, les épreuves et les crises qui ponctuent nos existences anonymes ; les conflits qui mettent un peu partout le monde à feu et à sang, les crises politiques ou économiques qui font l’ordre mondial ; et les perturbations et autres variations climatiques auxquelles nous sommes universellement confrontés ?
C’est qu’il n’y a jamais qu’une seule réalité qui se manifeste, une seule puissance qui se déchaîne.
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Chaque événement doit être considéré selon trois aspects, ou plus exactement selon trois niveaux de conscience :
Le premier stade est celui de la perception immédiate, le spectacle des êtres et des choses, l’opiné simple au monde tel qu’il semble être de toute éternité ; le stade suivant est celui du dévoilement de la conscience fausse de la perception première, le mouvement négatif de la connaissance et du soupçon, le mouvement inverse et souterrain de la vieille taupe ; le stade supérieur correspond à un retour à la forme simple de la perception immédiate, mais après avoir passé à travers les mirages des phénomènes de la conscience : creusée par la connaissance et dépouillée de ses perceptions fausses et de ses conceptions erronées, la perception s’ajuste au mouvement réel de la réalité des phénomènes.
Mais le mouvement ne s’arrête pas, la vie continue.
À nouveau le champ de la perception simple et immédiate se dédouble, ouvre le champ à sa propre négation, se contredit systématiquement ; chaque occasion de certitude est en même temps une occasion de doute, chaque réponse nouvelle apportée soulève de nouvelles questions et ce que nous croyions tenir fermement entre nos mains s’échappe comme du sable par la moindre petite fêlure, le moindre interstice.
C’est la réalité même qui nous éprouve et nous ramène, comme si nous n’avions pas compris et qu’il fallait sans cesse tout reprendre à zéro, dans les brouillards, les blizzards et les déserts de la connaissance. Puis de nouveau vient le temps où le cirque frénétique de nos aperceptions et de nos élucubrations s’apaise, les brumes se dissipent, les eaux se calment ; nous revenons à la raison, à la racine même de l’être dont nous incarnons l’expérience relative, aux formes les plus simples de la perception immédiate.
C’est toujours le même monde que nous contemplons et que nous éprouvons. Nous ne percevons pas une réalité différente ou une « réalité augmentée » (l’idée même n’a pas de sens) ; mais nous percevons la réalité selon un champ de conscience élargi, approfondi et apprivoisé. La réalité ne change pas, elle demeure fondamentalement la réalité. Elle se transforme, certes, et nous avec elle. Nous nous transformons nécessairement. Les formes de notre vie sociale ou de notre conscience, les formes mêmes et les fonctions de notre corps…
Nous nous transformons épigénétiquement.
Nous étions déjà le fruit d’une mutation antérieure, un miracle génétique qui fut pour longtemps notre grand Mystère et notre grand Trésor ; en tant que tel, nous étions également le germe d’une mutation à venir. Cette mutation prochaine dont nous incarnions déjà le devenir ne se produirait pas cette fois-ci, à l’instar des mutations antérieures, comme une implacable nécessité du vivant ; elle allait se produire comme une implacable nécessité du vivant prenant conscience d’elle-même.
En s’incarnant dans l’Homme, la nécessité allait apprendre à se faire volonté, à la fois désir et renoncement ; d’obéissance parfaite à Dieu, la volonté allait apprendre à se faire compréhension,sagesse, à travers l’expérience de toutes les contradictions apparentes de la Loi. C’est le but et le sens du jeu de l’incarnation, cet apprentissage.
C’est à cela que nous sommes invités, et ce sont nos propres adversités, nos propres vanités et nos propres névroses que nous élucidons sur le chemin.
Chaque génération accomplissant son œuvre, son cycle et sa loi.
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Lorsque les voiles sociaux de la discorde partout se déchirent et gisent comme des chiffons de l’histoire, il devient alors très facile de se laisser gagner par le soupçon et, frappé par un éclair de conscience, d’apercevoir les ombres gigantesques de l’empire de la fausse conscience, ou de l’esprit malin, sur le monde et sur nos vie.
Il n’y a donc rien d’étonnant ni de miraculeux à voir se multiplier sur internet la cohorte des nouveaux (faux) prophètes, qui ont découvert la Caverne et les spectacles de la conscience fausse (l’ego) ce matin, et à qui leur semble que l’humanité les découvre avec eux pour la première fois.
Ils pressentent, avec justesse parfois il faut le reconnaître, qu’il y a un au-delà de la Caverne – mais ils confondent, dans les usines mentales de leurs imaginations foisonnantes, la perception du faux et la compréhension du vrai.
S’évadant par les innombrables voies fausses de l’esprit, ils se laissent séduire ou égarer par ses voix trompeuses…
Ils sont à l’image de ces anciens prisonniers, qui parlent comme s’ils en revenaient des dehors de la Caverne, comme si les cieux étaient déjà devenus leur seule et unique demeure, alors qu’ils ne sont eux-mêmes jamais réellement sortis, qu’ils n’ont parfois pas fait un pas, par un seul geste pour se tourner vers les bras tendus de la Sagesse.
Mais ils pensent savoir, parce qu’ils ont été une fois saisis, comme beaucoup d’entre nous, par un accroc du réel sur la toile toujours impeccable de la conscience fausse.
En sorte que, s’égarant eux-mêmes, ils égarent les autres, ceux qui les suivent sur Facebook, sur Youtube ou sur Instagram.
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Il faut du courage et il en faudra toujours, certes, pour s’engouffrer dans les brèches du soupçon quand elles s’ouvrent sous nos pieds et que ce n’est pas seulement une « vision du monde » qui se renverse et bascule, mais notre vie entière qui se trouve absorbée par un mouvement général de conflagration. Mais il est beaucoup moins difficile qu’il y a un siècle, par exemple, de parvenir à cette stase de dévoilement : car c’est la machine elle-même qui se dévoile.
Le spectacle ne domine pas seulement les champs dérisoires de la conscience fausse, mais aussi la totalité critique des champs de dévoilement de la fausse conscience. De grandes campagnes de « révélations » sont même industriellement déployées, dans la mesure où elles permettent effectivement d’en finir avec l’ancien monde de la vieille loi ; la production critique de la conscience fausse, dans les limites autorisées de sa propre contradiction, est encouragée et promue ; les drames, les scénarios débiles et toutes les paranoïas de résistance sont les bienvenus, dans la mesure où cela alimente le débat, c’est-à-dire la confusion, et ne permet pas à l’esprit de parvenir à la stase supérieure.
Nous sommes tous comme les porteurs et les ouvriers de la sagesse ici-bas ; mais souvent nous la confondons avec notre perception et notre compréhension de la négativité des choses, c’est-à-dire avec le fruit de notre ignorance et de nos imaginations. Le chemin par où nous sommes conduits n’est pas large, et la porte étroite, qui ouvre sur les terres bénies du Royaume ; c’est pourquoi il est dit qu’il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus – et malheur à qui nourrira dans son cœur la présomption de se savoir sauvé.
Plus que jamais il est devenu facile à l’esprit de se perdre dans ses propres méandres, dans les spectacles de la fausse conscience ou de la négativité des choses. Tel est la domination achevée de l’esprit malin, où règnent les imaginations des hommes, leurs rêves si vous voulez, qui se livrent, comme aux temps des anciens dieux, des guerres impitoyables et sans merci. Ils sont nombreux, les éveillés de notre temps, qu’ils soient néo-mystiques ou simplement complotistes, qu’ils se sentent saisis par les bras mécaniques de l’histoire ou par les ailes angéliques ou divines de l’Esprit, à se perdre et à se fourvoyer.
Tout cela, je le répète, est extraordinairement favorisé par le développement machinique et contradictoire des dispositifs de la Caverne, à ce stade de dévoilement de la crise, qui est la crise de son dévoilement. La paranoïa est alimentée par toutes les pharmacopées disponibles (drogues et méditations). Les nouveaux chimistes et les nouveaux médecins de l’âme sont opérationnels, sur le pied de guerre. La crise et la révolution qui s’en suivra seront zen, orientales, bouddhiques…
Laissez-vous aller, ne pensez plus, mettez votre intelligence de côté, sentez vos orifices graduellement se dilater.
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Le mouvement d’éveil ou de compréhension épouse le mouvement réel de l’Histoire ou de l’Esprit. Mais le passage d’une stase de la conscience à une stase supérieure ne se fait pas naturellement de lui-même ou par l’intermédiaire d’une puissance étrangère : le retour de la conscience aux formes simples de la perception immédiate ne peut être que le fruit d’une volonté : c’est un effort d’attention et de concentration, une discipline de chaque instant, une pratique ou un art de l’expérience humaine, qui mobilise progressivement tous les aspects de la vie qui étaient jusqu’ici artificiellement tenus pour séparés.
La Sagesse est bien le fruit du parcours de la connaissance, que nous découvrions tout à l’heure comme la négation de la conscience fausse issue de nos perceptions immédiates primitives, elle en est la fin en tant qu’elle en est l’accomplissement ; mais la connaissance négative ou conscience fausse critique, la connaissance scientifique en tant que telle, n’a pas de fin : il n’y aucune terme ni aucune limite qui lui soit assignés.
Là encore, nous faisons semblant de le découvrir.
La Sagesse ne procède pas d’un savoir par accumulation, mais elle est saveur d’une forme de relation ou de présence simplifiée à l’Être du Vivant.
De ce point de vue, elle est simplement l’inverse de la connaissance. Qu’il s’agisse de la « connaissance positive » – ignorance, illusions, idéologies – ou que ce soit la « connaissance négative » ou conscience critique – qui est la connaissance au sens strict, selon la vérité de son concept.
Elle est l’inverse de la connaissance selon le Bien et le Mal, l’inverse du jugement.
Elle est dépouillement : de toutes les connaissances, de toutes les croyances, de toutes les fausses notions ; renoncement aux mirages et aux illusions de la fausse vie ; accueil de la vérité, qui est d’abord vérité de notre ignorance et de notre misérable condition.
La Sagesse n’est pas une vertu de mon intelligence ou de ma sensibilité, mais la Vérité même de la Réalité : comment pourrais-je en juger ou m’en prétendre le maître ? Et qui pourrait me l’enseigner ? Je l’éprouve à travers mes pensées, mes images, mes désirs et mes émotions, toutes les résistances et toutes les petites saletés que je lui oppose… et c’est dans cette expérience parfois intensive que, à la faveur d’une bonne disposition et d’une volonté adéquate, l’intelligence se dissout dans l’Amour et que l’Amour dévoile son intelligence.
Tel est le cheminement et la raison ultime de l’expérience humaine : et les épreuves qui semblent nous en éloigner le plus sont souvent celles qui se produisent à l’heure des dévoilements les plus décisifs.
J’apprends à reconnaître à travers tous les spectacles, dociles ou critiques, de la fausse conscience, non pas la manipulation orchestrée par les Puissances, les Dominations ou les Principautés de ce monde, mais un passage de la main de Dieu dans les cheveux ébouriffés de l’histoire, un Signe, une manifestation de l’Esprit. Ce n’est pas une connaissance, encore moins une certitude sur laquelle je pourrais fermement m’appuyer, mais c’est une foi qui me guide.
La foi n’est pas le contraire de la Sagesse, elle en est le prélude, une condition de possibilité.
La crise sanitaire est donc bien une soupape économique dont la fonction est de permettre au Système de reprendre son souffle et de reproduire une fois de plus son cycle de désenchantement, mais elle n’est pas seulement cela. Dans un sens ou dans un autre, on pourrait parler de cette épreuve comme d’un grand « test » ou d’une « sélection » : quelle direction avez-vous choisi de suivre déjà ?
Mais déjà je vous sens vous hâter de retrouver l’ornière de vos anciennes habitudes, comme s’il ne s’était rien passé… Non.
Nous qui sommes allés à l’école de Dieu, sachons reconnaître la saveur des temps qui adviennent.
Nous n’en sommes qu’aux premières heures, aux premières rumeurs.
Image à la Une © Thomas Lavorel.