Retour sur ce livre trop souvent oublié : « Porno » d’Irvine Welsch.
La suite fracassante de Trainspotting – viralement transmissible.
Du papier au pixel.
Quelques clics et la toile s’affole, transpire et gémit. Accessible désormais sans limite, considérée comme une déviance perverse de notre société de consommation par certains, comme une simple et presque inoffensive escapade solitaire pour d’autre, la pornographie – qu’elle soit cinématographique, multimédia ou papier – a marqué de son empreinte lascive tout un pan de notre culture. Présent depuis des siècles dans tous les courants artistiques, tour à tour répudié puis glorifié, le porno n’a eu de cesse d’exciter notre inconscient collectif, incarnant à lui seul nos désirs de voyeuristes et nos fantasmes refoulés. Que ce soit dans la sculpture antique, la peinture ou le dessin – et l’on pense notamment à l’œuvre graphique du maître japonais Hokusai – le porno s’est également forgé une place de choix dans notre littérature. Au-delà des écrits dits « érotiques », qui ne présentent qu’un intérêt littéraire médiocre, de nombreux auteurs ont caressé de leur plume fébrile ce phénomène sociétal obscur. Quintessence de l’indécence et du vice, où passion et pulsion sont alors sublimées et décrites de manière brutale, cruelle, violente parfois (Houellebecq maîtrise – ou maîtrisait – ce sujet à la perfection), l’exercice peut vite basculer dans une surenchère odieuse et répugnante, une exploration trash du corps où fluide corporels et cris obscènes s’accompagnent d’une descente insidieuse dans l’abîme du mauvais goût. On cherche alors un onguent de vertu pour restreindre notre propre censure bien pensante, et le succès de Cinquante nuances de Grey s’explique alors facilement face à des lecteurs cherchant encore le frisson, tout en refusant d’admettre la réalité de leurs penchants.
Cette brève introduction n’a pas pour objectif d’amorcer les contours d’une étude macro-économique de la pornographie ; non seulement parce que nous en serions incapables, mais aussi parce qu’un simple clic sur la catégorie interacial gang-bang de youporn explicite assez clairement tout propos visant à définir l’évolution du porno dans notre société, déchue et moribonde, cela va de soit. Notre curiosité impudique se tourne donc ici vers une œuvre singulière de la littérature contemporaine, écrite par l’un des fers de lance de la pop culture anglo-saxonne en la personne d’Irvine Welsh et de son roman, sobrement intitulé, Porno. Cet ovni littéraire, porté par une plume de qualité voguant entre naturalisme abrupte, poésie asphyxiante et écriture cinématographique, n’a jamais réellement atteint la postérité, et pour cause, Porno est resté dans l’ombre de son aîné. Il est la suite anonyme d’une œuvre non moins géniale et mille fois acclamée, qui a inspiré toute une génération en mettant en lumière les dérives et la révoltante beauté d’une jeunesse en perdition. Cette jeunesse thatchérienne qui sniffait de la colle, qui dansait sur les morceaux bientôt légendaires de New Order ou de Joy Division. Cette jeunesse incarnée par Renton, SickBoy, Spud et Begbie, personnages romanesques sous l’encre noire d’Irvine Welsh, hauts en couleur quelques années plus tard au travers de la caméra de Danny Boyle. Cette bande de potes qui traînait dans la grisaille d’Edimbourg, qui faisait chauffer le bonheur dans une petite cuillère et traçait sur ses bras ce qui ressemblait à une carte ferroviaire, suite de points infectieux entre lesquels naviguait langoureusement l’héroïne. Oui, Porno n’est autre que l’épilogue du mythique Trainspotting.
Ceci n’est pas un livre pornographique.
Neuf ans après l’écriture de Trainspotting (paru pour la première fois en 1993 et adapté sur grand écran en 1996 par Danny Boyle) Irvine Welsh revient en 2002 avec une suite fracassante, un roman générationnel et percutant reprenant, dix plus tard, les aventures et les galères des quatre écossais les plus déjantés de Grande-Bretagne. Toute l’équipe est au rendez-vous, mais les choses ont bien changé depuis la trahison de Mark Renton. Exilé à Amsterdam avec l’argent volé à ses ex-amis, RentBoy est désormais cogérant d’une boîte de nuit un peu louche aux abords du quartier rouge de la capitale néerlandaise. Cette nouvelle vie qui s’offre à lui n’est pourtant pas l’eldorado qu’il imaginait, et s’apparente davantage à une fuite désespérée qu’à un nouveau départ. En effet, Renton n’a pas du tout oublié ses anciens amis, il pense parfois à Spud, cet inoffensif junkie envers qui il éprouve encore ce qui s’apparente à de l’amitié. À cette futile nostalgie nourrie par le remord, s’ajoute un souvenir plus douloureux, l’ombre planante d’un fantôme qui hante depuis dix ans les courtes nuits du fugitif. Car si le remord peu s’étouffer, la vengeance, elle, perdure et Renton n’a pas oublié la menace du plus inquiétant et dangereux de ses amis ; l’incontrôlable Begbie. Fraîchement sorti de prison, l’homme aux veines encore intactes mais drogué à l’ultra violence n’a qu’une idée en tête ; retrouver Mark Renton et lui faire payer. Une rancune que les années d’enfermement pour meurtre n’ont fait qu’attiser, provoquant de manière paradoxale un revirement dans la vie de sa proie, qui a définitivement arrêté la came et s’est mis au karaté, dans l’éventualité d’une rencontre funeste avec son criminel d’ami psychopathe. De son côté, Spud tente par tout les moyens de raccrocher et essaye de se construire une vie de famille. Malgré ses efforts, la rechute est inévitable et il reste enfermé dans sa propre psychose, un carcan d’auto flagellation où rien ne semble pouvoir le sauver de son destin de looser toxicomane. Reste alors Simon David Williamson, alias SickBoy, qui n’a pas abandonné ses projets de gloire et de conquête du monde mais se voit obligé de revenir à Edimbourg dans son ancien quartier pour fuir quelques personnes rancunières et victimes de ses éternelles manipulations. Rien ne semble donc propice à une rencontre entre les anciens camarades. C’est sans compter sur le talent d’Irvine Welsh qui introduit dans cette équation complexe de rancune et de désillusion un nouveau personnage : la belle et jeune Nikki, élément déclencheur qui va précipiter les quatre anciens héros de Trainspotting dans une spirale de problèmes. Étudiante en audiovisuel le jour et masseuse dans un sauna glauque renommé pour ses « finitions » personnalisées la nuit, Nikki va tomber sous le charme de SickBoy, devenu propriétaire d’un bar minable ayant appartenu à sa tante dans le centre d’Edimbourg. Lui-même grand amateur de cinéma – on se souvient avec délice du monologue de SickBoy sur le personnage de James Bond dans le film Trainspotting – il ne tarde pas lui-aussi à tomber amoureux de cette jeune femme, incarnant à ses yeux le mythe de la femme fatale, une fille belle, intelligente et libérée. Mais l’amour seul ne peut assouvir les rêves de grandeur de cet homme à l’égo démesuré, et les quelques détails que lui souffle Nikki au sujet de son « job d’étudiante », finissent par faire germer dans son esprit déviant une idée géniale, un projet qui lui permettrait de revenir sur le devant de la scène : il veut réaliser un film porno avec, comme actrice principale, sa tendre et dévouée Nikki. Toujours fidèle à sa propre démesure, ce film ne sera pas un simple porno, mais le plus grand porno de l’Histoire.
Un talent de portraitiste.
L’argument de départ est assez mince, surtout dans le cadre d’une suite de plus de six cents pages devant relever le défi d’une œuvre culte comme Trainspotting, devenue aujourd’hui phénomène générationnel. Et pourtant, Porno s’avère être aussi passionnant que son aîné, voir encore plus explosif et corrosif, s’appuyant sur un procédé narratif cher à Welsh et ayant déjà fait ses preuves ; chaque personnage s’exprime à la première personne au travers de mini-chapitres palpitants, toujours attachés à la psychologie intimes des personnages. En effet, si la narration froide des évènements par Sickboy fait écho à son cynisme viscéral, ou que l’on sent bouillir la rage dans les propos agressifs de Begbie, la page suivante peut nous plonger de manière jouissive dans les réflexions embrouillées d’un Spud toujours en quête d’un nouveau trip narcotique, et s’exprimant par conséquent de manière épileptique grâce à un vocabulaire de banlieusard. L’utilisation de l’oralité chez Welsh traduit moins un manque de lyrisme qu’une parfaite maîtrise de ses personnages nés par le travail colossal d’un auteur parfaitement rompu à l’exercice d’observation et d’écoute distinctif des écrivains de talent. Cette narration hachurée ne casse en rien le rythme de lecture, au contraire, elle donne vie aux personnages, nous plonge dans l’intimité de leur turpitudes, et dirige – à mesure que les chapitres s’enchaînent – notre empathie d’un personnage à l’autre. Ce style aux airs bukowskiens est surtout caractéristique du génie portraitiste de Welsh, génie qui n’avait jusqu’ici pas été révélé – étouffé par le succès du film – mais qui grâce à Porno, a su imposer Welsh comme l’un des plus grands auteurs écossais contemporains.
Coloscopie générationnelle.
Welsh explore avec une facilité déconcertante – confinant presque à la schizophrénie – les motivations profondes de chacun de ses anti-héros. Il parvient dans Porno à atteindre ce qu’il n’avait fait qu’effleurer dans Trainspotting : une étude froide, angoissante et à la fois loufoque d’une génération. Il creuse le verni des relations humaines, les rapports au sexe, à l’argent, à l’image de soi. Ces éléments se rassemblent, se réunissent et s’entremêlent dans un prisme particulier : le porno. Le constat est limpide ; la pornographie est le miroir de nos désirs, de nos envies, mais également celui de nos peurs et de notre individualisme qui, comme tout le reste, peuvent être identifiés, quantifiés et donc capitalisés. Besoins sexuels devenus produits banals de consommation, rôle et véracité des rapports humains, de nos trahisons et de nos mensonges, voilà sur quoi Welsh s’interroge et nous confronte ainsi à notre rapport entre voyeurisme et narcissisme. Au-delà de l’analyse, ce qui fait de Porno un grand roman reste l’incroyable maelström d’émotions qui s’en dégage. Entre colère, amour et rédemption, Welsh démolit et sublime d’un même trait cette génération britannique paumée, sans oublier un autre élément essentiel de son écriture : l’humour. SickBoy tourne ses vidéos de cul au-dessus du bar et emmènera sa bande jusqu’au Hot D’or de Cannes. Spud se met à la littérature, Begbie veut tuer mais devient humaniste alors que Renton se perd en réflexions nietzschéennes. Suivre à travers cet œilleton hilarant et impudique les aventures tragi-comiques des cinq protagonistes est une expérience littéraire incroyablement riche, transformant ce livre en une œuvre imparable sur l’imaginaire et la culture du work in progress anglais. Rien ne pourrait donc mieux résumer l’intérêt que l’on doit porter à ce livre fracassant que ces quelques mots de Spud : « Genre, si t’achètes ce bouquin, et que tu le lis et tout, ce sera vraiment trop cool pour toi, mec, tu vois ? ».
Porno est un art de la narration et si la médiocrité des productions semi-pornographiques vous exaspère (et je pointe ici explicitement du doigt le film Don Jon et autres ternes Cinquante Nuances de Grey), que les sites amateurs de vidéos libertines sont pour vous un mystère (Jackie & Michel incarnant pourtant le renouveau du porno 2.0) ou bien que les vidéos hardcore réduisant la femme en un simple objet perforé uniquement capable de contenir le sperme de quinze mâles violents, lisez Porno d’Irvine Welsh, et peut-être qu’un jour, vous prendrez vous aussi un abonnement premium à Dorcel TV et cesserez de faire les offusqués lorsqu’un ami vous parle de Double P.
Choose Life – Extrait.
Porno, Irvine Welsh, 668 pages (Points) – 2002