« Se forcer à ne voir du monde que la beauté est une imposture où tombent jusqu’aux plus clairvoyants, et à qui la faute sinon au monde lui-même dont ce siècle finissant aura révélé par une somme inouïe de forfaits qu’à moins de fermer les yeux on ne peut désormais le souffrir qu’au dépens de la rectitude du jugement. » – Louis-René des Forêts.
Qu’elle se vautre dans le sang, la boue, dans d’atroces matières dont elle est faite, ou qu’elle se déploie sur des plateaux lisses, épurés, vierges en apparence.
Qu’elle s’exprime dans des cris, des insultes, des vociférations, ou qu’elle se susurre dans des paroles raisonnées.
Qu’elle exhibe des corps paroxystiques au bord de la folie, ou qu’elle retienne des tensions dans des corps en stupéfaction.
Qu’elle déferle dans des cataclysmes et conflits d’antan, ou qu’elle plonge de plain-pied dans ceux de maintenant.
Qu’elle couvre l’Histoire et ses Héros, ou qu’elle zoome sur l’histoire et ses hommes.
Qu’elle dilate ce que dit le plateau par sa projection audiovisuelle, ou qu’elle resserre l’action toute entière sur la scène.
Qu’elle fasse du spectateur un témoin soumis à ce qui lui est présenté, ou qu’elle en fasse un témoin actif franchissant la frontière et impliqué dans sa représentation.
Qu’elle soit là pour confirmer un ordre du monde existant et ses valeurs, ou pour passer à la moulinette tout ce qui a marqué et marque l’histoire chaotique de notre humanité.
Qu’elle en appelle pour ce faire à notre intelligence, ou à nos émotions, ou au deux, simultanément ou successivement.
Autant d’intentions attestant que mises en scène et dramaturgies de la guerre sont aptes à nous envoyer sur toutes les terres théâtrales tant sont disparates les approches d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Tout autant, et parfois mieux que nos manuels scolaires, le théâtre porte profondément la marque des faits et évènements qui, tout au long de l’Histoire ont secoué le monde et continuent à le secouer : guerres civiles, génocides, guerres coloniales, guerres mondiales et leur cortège de tueries, massacres, viols, violences.
Un espace de déflagration.
Force est de constater comme le dit Stanislas Nordey que dans « l’histoire du théâtre, de l’Orestie à La Mastication des morts, tous les auteurs s’adossent contre des cadavres. Des monceaux de cadavres. ». Un comble pour du spectacle vivant ! Pour un théâtre dit de divertissement qui semble être de plus en plus au goût du jour… on dénierait alors au théâtre la capacité, ou du moins la légitimité à parler de la guerre, à représenter la mort via la réalité des faits sur la scène du monde quand ce monde est en guerre. Tuer sur scène, montrer des bains de sang est souvent perçu comme dérangeant et ostracisé. Alors que dans les autres arts (peinture, sculpture, cinéma, etc.), ce déni n’est pas pertinent et ils ne se font pas faute de représenter la guerre depuis toujours, sous tous ses aspects, même les plus atroces et inhumains sans avoir recours nécessairement à l’euphémisation ou à la satire.
Au théâtre où la distance à l’objet représenté est différente – et cela vaut aussi dans le rapport que le spectateur entretient avec l’objet –, la polémique est plus vivace et parfois rude. Au nom de la bienséance et d’une certaine morale, des scènes, parfois même des pièces entières peuvent être décriées ou clairement condamnées. Pourtant leur objectif est de mettre le doigt (là où ça fait mal) sur les limites et faiblesses de nos comportements et de nous amener à réfléchir véritablement aux valeurs refuges à l’abri desquelles nous nourrissons notre fameux humanisme. Sur le plan de la mise en scène et en jeu, ces spectacles ou ces scènes peuvent toucher aux limites de ce qui est exprimable et représentable mais pas pour extraire du réel ce qui pourrait alimenter du sensationnel.
Cette problématique est d’autant plus complexe et délicate qu’elle se mêle d’une thématique au champ très large couvrant tous les endroits où les relations humaines s’expriment en termes de conflits, d’hostilités, de haines. Des guerres sociales qui opposent au sein d’une communauté, de groupes d’appartenance différente, d’individus dont les origines ou les choix de vie font des victimes d’une violence plus ou moins brute jusqu’à des guerres ethniques et d’extermination, le spectateur peut alors être immergé dans des expériences extrêmes dont il ne sort pas indemne. Il sait pourtant que ce à quoi il assiste n’est pas la réalité mais la force de la mise en scène lui fait oublier le filtre protecteur, le temps de la représentation.
Des murs à abattre.
C’est alors le plateau qui devient le réel, le support adéquat pour reconstituer ce crime atroce d’une écœurante banalité commis sur un jeune homosexuel belge en 2012 dans La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau, magistral metteur en scène suisse. D’un fait divers qui, en son temps avait remué l’opinion, puis avait disparu des unes de nos émotions, remplacé par d’autres évènements traumatisants, il fait un vrai champ d’investigation des barbaries ordinaires dont nous sommes pétris. S’appuyant sur un travail d’enquête précis et poussé, Milo Rau convoque sur scène une reconstitution hyperréaliste du crime à laquelle nous assistons durant vingt bonnes minutes. La question n’est alors pas d’un théâtre reflet du réel qu’il imiterait, mais d’en faire une instance de déflagration favorisant l’implication et la réflexion tant du côté des acteurs que des spectateurs. Comment peut-on jouer ça ? Comment peut-on regarder ça et ne rien faire ? Moi, acteur, est-ce que je le supporterais si j’étais spectateur ? Quelles questions peuvent-être abordées sur scène ? On est là au cœur même de la problématique fondamentale liée au thème de la guerre, de toutes les guerres, individuelles ou collectives, agressions ou crimes ethniques, guerres de nations ou guerres civiles. Ce qui amène bien des créateurs, dont Milo Rau est un exemple représentatif de premier plan, à s’interroger sur toutes les formes de barbarie à l’œuvre dans notre monde.
Le plateau de théâtre est dès lors champ de bataille, arène pour dérouler toutes les passions guerrières, de toutes natures. Ni reportage, ni documentaire – ce n’est pas la mission de l’art – mais faire œuvre de transposition. Créer une fiction artificielle sur le plateau pour lever les vraies questions tant sur le réel que sur les émotions liées aux situations posées.
Chacun des artistes, à sa façon et dans l’esthétique qui lui est propre, renouvelle le système de représentation au théâtre. Il n’est pas anodin de constater que cela se fait en agitant une matière sensible et brûlante : la violence humaine, en excluant tout illusionnisme et affrontant sans faux-semblants, la dimension politique à interroger. Paradoxe réjouissant à l’heure où, de toutes parts, s’érigent des murs physiques ou virtuels prétendument destinés à préserver notre sauvegarde, ce théâtre s’efforce d’abattre ces murs protecteurs pour regarder du côté du réel et des émotions vraies.
Sortir du système pour dire le réel.
Aujourd’hui, « il ne s’agit plus de représenter le monde, mais de le changer » (Milo Rau). Ou bien, comme l’affirme Rodrigo García, grand contempteur des violences, oppressions et dictatures : « Le théâtre (en tant que création) n’a pas tant pour fonction de représenter le monde que de défigurer celui qui existe et d’en inventer un autre, réellement subversif, dérangeant ». À quoi Marcial Di Fonzo Bo apporte sa pierre : « J’ai envie de croire que la littérature ou le théâtre peuvent, non pas changer le monde, ce serait prétentieux, mais éveiller les consciences sur une vision de la vie en général. On peut sortir du théâtre en étant un peu moins cons, plus sensibles ou avec une nouvelle question. Et si le théâtre a ce pouvoir-là, alors il faut s’interroger sur ce que l’on doit montrer aux spectateurs. ». Ces propos témoignent de la part de ces artistes, comme de bien d’autres, d’une conscience aiguë de la responsabilité des créateurs dont ils sont porteurs.
Ce qui est flagrant dans ce cadre d’un théâtre qui rend compte de ces endroits de non-droit qu’il s’agit de comprendre pour pouvoir réagir, c’est que la responsabilité est partagée. Elle n’est pas qu’entre les mains d’une équipe artistique, mais elle appartient aussi au spectateur, au sein d’une démarche de théâtre citoyen distribué entre artistes et spectateurs citoyens. « Je sais que le théâtre ne changera pas grand-chose, mais je suis un artiste citoyen », revendique Fadhel Jaïbi, metteur en scène tunisien qui, dans le processus qu’il mène avec Jalila Baccar, ne cesse de s’interroger sur le devenir du théâtre et sur une constante recherche de nouvelles formes en réponse aux modalités différentes que peuvent vivre les pays en butte aux tourmentes oppressives et/ou répressives, lamentable apanage de notre monde contemporain.
L’artiste-activiste.
Ces dramaturges, metteurs en scène, acteurs, immergés au cœur du Tsunami (titre de la pièce créée par Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar) qu’ont pu faire surgir les printemps arabes, prennent maintenant à bras le corps les vraies questions à se poser dans un théâtre narratif qui se nourrit du réel. Or ce réel, et la réflexion qui s’ensuit, est marqué par la mouvance, et les angoisses liées à une perspective déchirante due à ces guerres civiles. Et lorsqu’on s’inscrit dans un théâtre de résistance, que l’on se trouve au cœur de cette histoire, dans le feu de l’action, quid du recul nécessaire pour pouvoir raconter, alors qu’on est en train de vivre concrètement et chaque jour ce réel. À ce titre, ces deux créateurs sont emblématiques de bien des artistes qui, face à un état du monde dont il faut rendre compte puisqu’au bout du compte, c’est de l’avenir de ce monde qu’il s’agit, s’engagent en étant capables de se mettre en question, de s’interroger au détriment d’habitudes ou de confort lénifiants, et en sachant s’extraire de la cacophonie générale. Ainsi que l’avance Jalila Baccar : « C’est une chose d’être en résistance à une dictature, une situation où l’individu est en proie aux ravages d’un pouvoir qui le broie, mais une autre d’être dans une situation nouvelle qui oppose une idéologie à une autre pure et dure. ». Résister à la violence islamiste demande, selon elle, au théâtre de se poser les bonnes questions face à cette menace. Ce n’est plus seulement par le discours que l’on doit passer, mais il fallait trouver d’autres formes, aller explorer d’autres endroits, par exemple ces lieux périphériques, viviers d’un islamisme actif. Donc se mettre en danger. Sortir des salles de théâtre. Toutes conditions pour éviter que le théâtre ne se fige, ce qui est un écueil si facile. « S’il n’y a pas de désordre, il n’y a pas de théâtre. » (Fadhel Jaïbi). D’où cette tendance qui consiste à prôner un théâtre qui sorte du système ou du moins qui ouvre le système à d’autres lieux, d’autres modalités théâtrales, d’autres façons de dire la violence, la souffrance, la déshumanisation dues aux guerres et à leurs cortèges d’humiliations et d’injustices.
Milo Rau à nouveau est de ceux qui ont formalisé cette quête d’un autre art en relation avec ce réel qu’il s’agit de reconstituer alors que la tendance actuelle est plutôt à l’oubli (une chose chasse l’autre dans un contexte de surmédiatisation) ou aux émotions faciles et souvent de bonne conscience. Il rédige donc ce Manifeste de Gand en dix points pour rendre la représentation réelle. Il faut se rendre hors des théâtres dans les zones sensibles, les zones de guerre pour la jouer. Il faut aussi que l’équipe des acteurs mélange professionnels et amateurs (au moins deux par spectacle). Et en fonction des thèmes traités, la compagnie se déplace dans des lieux qui sont ou ont été des terrains de guerre (Irak, Congo). Il fait appel à des personnes issues de la société civile pour créer un tribunal populaire (Tribunal sur le Congo) où il réunit témoins, victimes, coupables, experts de la guerre du Congo, membres du barreau pour son film où il constitue un tribunal civil en vue d’apporter une réponse dénuée de tout intérêt politique. Toutes les parties sont réunies, des creuseurs congolais aux grandes puissances et aux O.N.G. pour que nous prenions la mesure de l’impact de l’économie mondiale sur les guerres dites ethniques. Là s’inscrit le rôle de celui qu’il intitule « l’artiste-activiste » capable de se substituer à la politique « quand celle-ci est bloquée ». Ou quand elle se perd dans des batailles de discours ou d’intentions (terrain d’où ne sont pas absents les artistes) alors que l’islamisme gagne du terrain.
Provoquer la pensée.
Dans ces cadres clairement formulés et assumés par les créateurs, il ne faut donc pas s’étonner, au nom de créations propices à parler juste et vrai de la guerre, des tortures, de voir sur les plateaux au rang des acteurs, des victimes de ces tortures ou d’anciens djihadistes. Il ne faut pas non plus s’en scandaliser trop vite. Puisque les tortures, les massacres qui nous sont intolérables lorsqu’ils sont sur scène, nous les tolérons « parfaitement dans la coulisse de nos cuisines » où les écrans de télévision diffusent à œil que veux-tu les images de ces massacres (Bruno Tackels). Soyons logique, où est le vrai scandale ? Dans la mise en scène de la mort humaine ou animale – comme chez Rodrigo García dont on ne sait que parler de la façon dont on se nourrit et dont on cuit les animaux, est-ce une occasion de parler de la torture dans nos sociétés ? Le vrai scandale n’est-il pas l’état du monde ?
Dans son infinie diversité, le spectacle vivant et en particulier certaines formes de théâtre ont l’art de nous « provoquer à la pensée, et non dans le registre si paresseux de la bonne conscience. » (Rodrigo García). Les nouvelles écritures contemporaines, d’où qu’elles viennent dans le monde ont ceci en commun, que dans les tourmentes, les mouvements violents qui fracassent nos espaces, elles interrogent vivement l’humain, sa persistance et sa capacité à répondre à la destruction aveugle ou programmée, à conjurer la disparition ou la mort. « Comme si la vie avait besoin d’un théâtre pour s’apparaitre à elle-même. » (Bruno Tackels). Et si « nous devons parfois descendre en enfer par l’imagination pour éviter d’y aller » (Sarah Kane), nous pouvons éclairer autrement et plus judicieusement telle ou telle interprétation de pièces ou figures du répertoire. Lire dans les pièces montées une réflexion sur la société contemporaine. Ainsi les personnages de Lear ou Macbeth, tous les deux liés à la guerre et le chaos qu’elle crée sur terre peuvent représenter deux comportements humains, trop humains, face à la catastrophe : le refuge dans la folie ou l’enfoncement pulsionnel dans la bestialité. L’universel face à la tragédie. Mais aussi d’autres dimensions humaines lorsque la lecture de l’œuvre passe de l’autre côté du miroir aveuglant.
Le récit de Rodrigue dans Le Cid se substitue à l’action ob-scène, irreprésentable fleuron de notre littérature traditionnellement interprété comme un moment de bravoure destiné à glorifier les valeurs viriles d’héroïsme et de brutalité honorable ! Et puis arrive la mise en scène de Declan Donnellan et l’interprétation de William Nadylam, assis sur une chaise, à l’avant scène, toute la cour (les puissants) assise au sol tels des enfants. Et dans le regard et la voix de Rodrigue toute la peur, la souffrance, la tristesse de ce qui a été sur le champ de bataille. Honneur et héroïsme dégonflés ! Restent la sensibilité et la peur de la victime des lois guerrières qui pèsent sur l’homme ; interprétation à usage contemporain évident. Et l’honneur de l’art contemporain et de ses acteurs (au sens général) est de contribuer à une entreprise nécessaire et urgente de ré-humanisation du monde. D’où ces multiples témoignages qui nous parviennent, eux aussi de tous les coins du monde, puisque force est de constater que le meilleur démenti à l’idée de frontières entre les nations est l’universalité des souffrances et de la guerre ; vrais passe-murailles de notre monde.
Ré-humaniser le monde.
Il est un danger dans ce théâtre de témoignage qui reconstitue la barbarie sur la scène : le danger de la répétition de ce qui a été vécu dans l’horreur et la déshumanisation, comme une sorte de surenchère. Ou bien comme le ressent Primo Levi dans Si c’est un homme, la non-légitimité à témoigner de l’horreur et la mort, lorsqu’on est vivant. C’est pourquoi, en toute conscience de ces problématiques, des voix se lèvent en affichant très clairement d’où elles parlent et de quoi il est question. Pour ces auteurs-metteurs en scène-acteurs, la parole est alors un creuset poétique qui recueille et transmet en se faisant fort de casser les frontières.
De toutes les voix qui occupent les scènes les plus diverses, nous en détacherons deux particulières : celle de Dieudonné Niangouna et celle de Jean-Luc Raharimanana. Le premier est du Congo, l’autre de Madagascar. L’un a vécu dans sa chair les évènements de la guerre au Congo, l’autre n’a pas vécu directement la révolte malgache de 1947 contre la domination coloniale et sa répression, même s’il a lui aussi traversé des situations traumatisantes. Le premier ne raconte pas les tortures et massacres mais invente une voix narrative : celle du clandestin condamné à l’errance, que la guerre a fait échouer ailleurs. Le second est celui qui recueille les mots des « silencieux » et qui s’en fait le passeur en « mettant de la parole sur le silence ». Des deux côtés, il est question de survie et de revendication forte. Le clandestin revendique une existence, la sienne, le « droit d’être » invoquant tout ce qui, dans son vagabondage, lui dénie ce droit. On ne peut pas échapper à une guerre pour en être réduit à une vie au rabais ou livrée aux pires atteintes de nos sociétés… et c’est Attitude Clando. Pour Jean-Luc Raharimanana, à travers les témoignages de Madagascar 1947, accompagnés de photographies saisissantes, il s’agit de tout transmettre en nommant les faits tels qu’ils ont eu lieu, tels qu’ils se sont partagés entre bourreaux et victimes. Faire entendre les voix des insurgés qu’il a eu le « bonheur d’écouter » qu’il ne faut pas laisser mourir et qu’il faut incarner. Et là encore, nous sommes concernés. Dans Attitude Clando nous devons nous confronter à notre rapport à l’étranger clandestin. Avec les insurgés de Madagascar, c’est aussi de notre histoire qu’il s’agit à travers cette mémoire partagée avec les malgaches, d’une guerre coloniale.
L’idée que peut-être ouvrir son angle de vision a des chances de pouvoir ré-enchanter le monde. L’art, la poésie comme espaces susceptibles de fomenter de nouvelles possibilités de survies et de beauté.
Image à la Une © La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) mis en scène par Milo Rau (2018) © Michiel Devijver.