Disharmonie harmonieuse.
Deuxième jour de réouverture pour la Scène nationale de Bonlieu à Annecy. Hier la rédaction de Carnet d’Art a assisté à la création de Rachid Ouramdane – Tordre – présentée dans la petite salle.
Accompagnant le travail de Rachid Ouramdane depuis plusieurs années, nous avons eu le plaisir de (re)découvrir les deux danseuses Lora Juodkaite et Annie Hanauer sur scène.
Au-delà d’une simple chorégraphie, c’est un portrait intimiste et pudique de deux femmes dans la simple pureté de leur geste, nourri par leur parcours de vie singulier, qui nous est proposé.
La scène habillée de blanc nous fait l’effet du miroir de notre inconscient et nous plonge dès l’entrée dans la salle dans une profonde et propre intimité.
Évoluant tout d’abord séparément, les corps se déploient alors dans des mouvements de torsions intenses dont l’équilibre ne tient qu’à un fil. La performance physique est là, leur virtuosité aussi, mais nous passons très rapidement au-delà de la seule fascination en saisissant l’invisible du danseur.
Puis, ces deux femmes solitaires, qui jusque là coexistaient sans réellement se rencontrer, se retrouvent. Une forme de bienveillance protectrice de l’une envers l’autre se dégage. La musique, parfois oppressante, trouve un équilibre avec la poésie paisible et sereine des corps fins et délicats sur scène. La disharmonie devient harmonieuse.
Lora Juodkaite nous livre sa forme de handicap intime et invisible, elle qui est obligée de tourner sur elle-même pour trouver l’apaisement depuis son enfance. Ne se cachant plus, sur scène elle livre au spectateur, un moment de partage où nos propres émotions sont mises en éveil en se laissant emporter dans ce tourbillon – mouvement perpétuel – qui nous bouleverse.
C’est là toute la force de cette nouvelle création. Faire du handicap ou de la différence une force, une belle leçon de vie qui ne peut laisser indifférent. Tout est en finesse, en délicatesse, en justesse. La légitimité de ces danseuses réside dans le fait qu’elles soient femmes et transcendent leurs conditions avec l’exercice de l’art de la danse – et donc du corps, du rythme, de la respiration et de l’équilibre – avec une virtuosité voluptueuse.
Annie Hanauer, danse et joue avec minutie sur les paroles de Nina Simone. Le moment est déconcertant, on a envie de rire, d’applaudir sans aucune retenue. La magie de la scène opère.
Cette heure et demie proposée par le chorégraphe fait du bien. On sort de la salle avec le sourire et une forte rage de vie.
Tordre est le genre de création que l’on pourrait ne pas avoir envie de partager. Au même titre que certains spectacles de Jan Fabre ou de Claude Régy, notre condition de spectateur plongé dans le noir avec le reste du public pourrait être dérangeante face à ce voyage dans notre inconscient. Il n’en est rien, Rachid Ouramdane nous propose justement une expérience collective qui prend tout son sens dans le partage avec l’autre.
La mise en abime est belle, la mélancolie est heureuse. Le chorégraphe signe ici une grand pièce, humaniste et généreuse, qui le confirme comme un grand artiste. Tordre est très certainement une des meilleures créations de Rachid Ouramdane. Elle fait sens, elle fait écho et offre au nouveau Bonlieu une ouverture digne du lieu et de la programmation qui nous attend pour cette saison.
Après la catastrophique création de Camille Boitel d’hier (lire la critique ici), nous rencontrons enfin le grand, ambitieux et sublime Bonlieu tel qu’il se veut.
Si l’équipe de la Scène nationale nous habitue au niveau d’excellence et de justesse de Rachid Ouramdane, le public ne peut que finir par devenir exigent.
Vivement la suite.
© Photo : Erell Melscoët – Des témoins ordinaires