L’homme erre d’un pas lourd entre les allées, il traîne son corps parmi tant d’autres. La lune est fragile ce soir et peine à éclairer sa lente progression sur le gravier qui crisse, qui geint en cascade sous ses pieds.
On ne distingue pas son visage, il n’est qu’une silhouette trébuchante, déformée, rien qu’une ombre qui avance puis se laisse engloutir brusquement par l’obscurité. Il s’assoit sur le sol, comme ça, et regarde d’un œil perplexe les deux tombes qui lui font face. Pas de croix, aucun signe religieux. Sur la première, une simple rose, et ce nom qu’il connait à peine, Claude Chabrol, 1930 – 2010. Sur l’autre, une bouteille de champagne scellée, pas l’ombre d’un symbole ecclésiastique, juste ces lettres sommairement gravées, presque dessinées, Mano Solo, 1963 – 2010. Des conscrits éternels. L’homme se rappelle une chanson, commence à chanter, à chialer la révolution, à gueuler dans le silence.
Mano Solo Qu’est-ce qu’il dit ?
Claude Chabrol J’aimerais bien pouvoir dormir tranquille…
MS Tu ne penses qu’à ça toi, être tranquille.
CC C’est mérité non ?
MS Chut ! J’entends déjà pas grand-chose sous toute cette terre, si tu te mets en plus à marmonner.
CC Je n’aime pas être dérangé dans ma retraite. On est censé connaître le repos éternel non ?
MS Je crois qu’il cherche quelqu’un…
CC Le cimetière est fermé ! Il n’entend rien cet oiseau. Il ne peut pas s’acheter un plan comme tout le monde ?
MS Il cherche Voltaire.
CC Voltaire ? Mais c’est pas ici abruti ! Il le fait exprès ?
MS Il est pas au Panthéon celui-là ?
CC Bien sûr qu’il y est. Le veinard.
MS Haha ! Tu es jaloux mon petit Claude ? Tu voulais être canonisé toi aussi ?
CC Non, pas du tout. Mais au moins là-bas c’est sécurisé, on ne vient pas vous déranger en pleine nuit.
MS Il parle à Dieu maintenant.
CC Si seulement il savait. Une bonne farce quand même. Pourquoi est-ce qu’on attire toujours les clodos ?
MS Ce n’est pas un clodo. Juste un mec paumé, qui ne sait plus où ni quoi chercher. Je ne comprends pas. Il parle de Cabu là, le dessinateur.
CC Voltaire, la tolérance, l’éternité, Dieu et maintenant Cabu, où veut-il en venir ? Il est bourré j’en suis sûr. C’est qui ce Cabu d’abord ?
MS Il s’appelle Jean Cabut. Un carricaturiste. Je crois qu’il vient de mourir.
CC La bonne affaire ! Des gens meurent partout mon brave. Dieu n’y peut pas grand-chose. C’est justement ça la liberté, le droit de choisir son destin. C’est ça notre cadeau, mais bien sûr, personne ne veut comprendre. Tu n’es pas d’accord, Mano ? Mano ?
MS C’est de mon père dont il parle.
CC Oui, notre Père à tous. Celui qui nous surveille sans cesse et qui pardonne, je connais la chanson. Il parle de tolérance en plus. C’est le traité de Voltaire sa référence ? Pas mal à vrai dire pour un noctambule. Toujours plus facile de se retourner vers les ombres quand le monde se fissure. Liberté d’expression bafouée, censeurs à tous les quartiers. À quoi bon pleurer maintenant ? La liberté d’expression est une chose sacrée et elle s’arrête là où l’intérêt commence. Regarde ce qu’ils en ont fait de cette liberté. Un miasme de stupidité mondialement diffusé, partagé, tout cela sous l’implacable augure du divertissement, ce besoin vital mais mal usité dont dispose l’homme pour oublier sa condition. Mangeons et buvons car demain nous serons tous morts, disent les stoïciens. Je suis bien d’accord mais on ignore encore, ou bien on oublie, la perfidie d’un tel raisonnement. Avant-hier, une gamine a fait un selfie devant ma tombe. Tu te rends compte ?
MS Oui, enfin non. Je ne sais plus. Mon père, c’était Cabu.
CC Pardon ? Ah, je… Désolé, l’ami. Je ne savais pas.
MS Comment est-il mort ? Eh ! Comment est-il mort ? Réponds !
CC Ne te fatigue pas, il ne peut pas t’entendre.
MS Il n’écoute pas, il pleure ! Pourquoi il chiale maintenant ? C’est à moi de pleurer ! C’est mon père à moi ! Si seulement j’avais encore des larmes putain ! Il me vole mes larmes, il me pique ma tristesse et je ne sais même pas qui il est.
CC C’est à cela que l’on reconnait l’humanité, quand elle souffre pour son anonymat.
MS Je ne sais plus ce que c’est l’humanité, elle m’a congédié. Tu souffres encore toi ? Sans douleur qui peut prétendre être humain ? Cet homme souffre vraiment on dirait. Il souffre pour mon père, pour un inconnu et moi je le regarde sans rien faire. Je le vois et je ne ressens aucune douleur.
CC Ils pensent tous vivre beaucoup et mourir un peu. Personne ne se doute que c’est l’inverse qui se produit. Ne reste alors de nous que les idées. Et je ne parle pas de tes chansons, de mes films. Je ne parle pas non plus de la douleur, je parle d’amour. Ton père t’aimait encore après toi. L’amour est la seule façon de voyager dans le temps. Que quelqu’un souffre en ton nom ne te donne pas accès à la postérité. Devenir martyr c’est mourir plus longtemps que les autres. Qui souhaite vraiment cela ?
MS Ceux qui ont tué mon père, apparemment. L’homme est parti, il a laissé un journal sur ma tombe.
CC On assassine les dessinateurs maintenant ? Dans quel monde sommes-nous morts…
MS Un attentat a eu lieu à Paris hier. Un attentat au nom de Dieu. Ils vengent leur prophète.
CC Ils ne comprendront donc jamais. Dieu n’attend personne. Et il en ressuscite encore moins.
MS Un homme est pourtant ressuscité.
CC Oui. La résurrection est impossible, pourtant, un homme a ressuscité. C’est ce qu’on appelle la foi. Croire en Dieu est donc absurde, savoir qu’il existe en revanche…
MS Moi je sais que mon père est mort. C’est quand même chiant les certitudes, on essaie toujours de les oublier.
CC Ne t’inquiète pas, tu vas tout oublier. Eux aussi vont oublier. C’est peut-être ça l’éternité. Réussir à s’oublier complètement.
MS Tu as raison. L’homme ne deviendra jamais immortel s’il croit en l’au-delà. Son salut réside en une seule et unique certitude.
CC Laquelle ?
MS Je te le donne en mille : savoir qu’il ne veut plus mourir.
© Photographie : Loïc Mazalrey