Beckett embourgeoisé.
En Attendant Godot — Jusqu’au 3 octobre, à Lyon, découvrez les paradoxes d’un metteur en scène qui veut faire de la résistance — mais n’y parvient pas.
Tel Vladimir et Estragon, j’attends. Eux attendent Godot, et moi j’attends de voir le lien entre les belles promesses de la note d’intention de Jean-Pierre Vincent et sa mise en scène. La pièce est finie. J’attends toujours. Les réponses ne viendront pas — ce serait en cela qu’il aurait perçu intimement ce qu’est le texte de Beckett ?
Beckett aseptisé — « Ce n’est pas du théâtre de l’absurde, idiote invention ! ».
Il semblerait qu’il y ait une réelle tendance, sur les scènes contemporaines, à ne pas vouloir assumer toute la charge des textes de Beckett. Car, chez Beckett, il y a du rire, oui, mais comme nous le disions, ce rire est agencé à une béance existentielle, qu’il ne fait que mettre en valeur — il la fuit, et, la fuyant, montre comment nous la fuyons, et comme cela est vain. Or, sur un plateau de théâtre, les textes de Beckett sont toujours orientés vers le rire — le rire, c’est facile, ça fait du bien au spectateur : il est content. Succès commercial. Seulement, Beckett, ça n’est pas tourné vers la facilité et le succès commercial. Le public ne veut pas être confronté à ses démons. Et le metteur en scène, s’il n’est pas, au plus profond de son geste, artiste, se fait esclave du public. Il est là pour lui donner ce qu’il demande. Erreur : l’artiste est celui qui altère son public. L’autre n’est qu’un faiseur de théâtre — mais il a du succès.
Et c’est précisément la démarche de Jean-Pierre Vincent dans ce En Attendant Godot : il met en avant tout l’héritage comique qu’il descelle chez Beckett : Buster Keaton, Chaplin, Laurel & Hardy, et se sert de cet héritage pour occulter la béance, oubliant tout à fait que si les personnages ne sont « même pas tristes, un peu gais parfois, vivants », c’est aussi que le texte de Beckett fait signe vers un niveau de lecture supplémentaire : l’absence de tristesse, la gaité résolue de ses personnages est un absurde de la condition humaine ; se réjouir face à l’esclavage, aux ossuaires, aux promesses défaillantes et à la misère, ça n’est pas de l’humour sans implications. L’humour est la fuite d’un vide qui dérange. Beckett, c’est un rire à double mouvement, un rire qui revient sur lui-même : je ris, et, l’instant d’après, je souffre : je me suis moqué d’une chose terrible, j’ai fui, pour ne pas l’affronter, alors que c’est mon devoir, alors que c’est mon essence. Jean-Pierre Vincent, comme Alain Françon dans sa Fin de Partie, et comme bien d’autres, ne veut surtout pas déranger. Mettre en avant le potentiel comique de la pièce, et la raboter, faire en sorte qu’elle ne pique pas. Que le public soit heureux en sortant du théâtre. Depuis quand on peut être heureux en sortant d’un Beckett ?
Beckett embourgeoisé — éviter de « visiter son œuvre comme un musée qui prend la poussière ».
Pour Jean-Pierre Vincent, Godot est « une entreprise de destruction du théâtre bourgeois », c’est « une provocation » qu’il a envie de retrouver. Espérons que le spectateur n’aura pas la même envie — il serait déçu.
Il faut s’entendre sur le syntagme théâtre bourgeois. Le théâtre bourgeois qu’affrontait Beckett, celui qu’affrontaient Chéreau et Jean-Pierre Vincent quand ils étaient à Louis-le-Blanc, n’est plus le théâtre d’aujourd’hui : J.-P. Vincent, c’est le bourgeois contemporain. Qu’est-ce qu’être bourgeois ? C’est prétendre être un artiste, sans avoir de prétentions esthétiques, en respectant coûte-que-coûte un système de valeur. L’art bourgeois ne dérange pas, il conforte. Il montre les bons, montre les méchants, procure du plaisir, permet de se vanter en bonne société. Le néo-bourgeois aime le bas-peuple, mais ne s’en approche pas trop. Il aime rire, il aime Onfray et la philosophie facile, il aime la provocation à peu de frais, si elle ne le remet pas en cause. Il s’agit donc, pour être bourgeois au XXIème siècle, de ne pas mordre, de ne pas faire peur, de caresser dans le sens du poil et du plaisir. En ce sens, la mise en scène de J.-P. Vincent est une réussite. Qui fait mentir le texte.
Beckett aphasique — « son usage radical du silence ».
Chacun le sait : les textes de Beckett sont emplis de didascalies, dont les célèbres « temps » qui scandent la pièce comme autant de silences sur une partitions. J.-P. Vincent le sait. Il respecte la présence de ces silences. Mais n’en fait rien : les silences sont là, mais on ne sait pas vraiment pourquoi.
Pourtant, ils ont une intimité prodigieuse : le temps laissé libre, chez Beckett, joue un jeu très fin de tension / détente, phénomène poétique fondamental. Chez J.-P. Vincent, les silences sont des temps morts — ils ne sont pas habités. Ils renient toute la dimension poétique du texte de Beckett — pourtant, lisez Beckett à votre rythme, vous verrez comme c’est beau !
Corollaire de cette gestion des silences, il y a une autre parole qu’oublie J.-P. Vincent. Et là, la chose est plus grave : Beckett est un poète. Les mots de Beckett sont esthétiques. Ils sont beaux. Et cette beauté doit être servie, ne saurait être ignorée. Alors que sa note d’intention va jusqu’à mettre en avant la ressemblance entre la paire Vladimir-Estragon et le couple de Beckett, pas un mot n’est dit sur la beauté du texte. Il est terrible de constater comme les metteurs en scène oublient souvent de se faire émetteurs de poésie. Les auteurs ne sont pas qu’influences culturelles et personnelles, ils sont avant tout des mots beaux. Au cul la poésie ! question bien complexe, et d’un ennui assommant ! La poésie, c’est pour les rats de bibliothèques, les universitaire surannés. Il n’y a rien à dire, il n’y a rien à faire avec la matière poétique — alors, êtes-vous des artistes ?
Je crains la négative. S’il n’y a plus de magie pour investir les mots, où es-tu, Théâtre ?
Alors, reconnaissons que les acteurs ne sont pas mauvais, et tout particulièrement Frédéric Leidgens dans un Lucky (le valet, la corde au coup) touchant, d’une belle corporéité, d’un bel investissement, interrogeant, dérangeant, lui, au moins ! Les autres ne sont pas mauvais, condamnés au cabotinage par une vue bornée de la pièce. La scénographie ne brille pas, espèce de carton-pâte contemporain, fidèle aux prescriptions de Beckett, mais sans audace ni réelle force esthétique – comme si ce qui était révolutionnaire à l’époque de Beckett n’était pas vu et revu à présent ? Au fond, il est là, le coche raté par J.-P. Vincent et son équipe : ça pourrait être bien, mais ça ne l’est pas, parce qu’ils ont fait du théâtre comme on tient une cantine, avec de vieilles recettes – sans sensibilité réelle.
En Attendant Godot, de Samuel Beckett, mis en scène par Jean-Pierre Vincent, que vous aurez l’immense désillusion de découvrir :
Jusqu’au 3 octobre 2015 aux Célestins,
du 6 au 8 octobre 2015 au Nouveau Théâtre d’Angers,
du 13 au 17 octobre 2015 à la MC2 de Grenoble,
du 20 au 23 octobre 2015 au Théâtre de Namur ,
du 3 au 7 novembre 2015 au TNBA de Bordeaux,
du 18 au 28 novembre 2015 au TNS de Strasbourg
et du 4 au 27 décembre 2015 aux Bouffes du Nord parisiennes.
Et, pour se rendre compte du goût de la critique nationale pour ce théâtre néo-bourgeois ou pour nuancer notre jugement, retrouvez sur le site de Théâtre Contemporain un palmarès de critiques laudatives en suivant ce lien.
La Journée d’une rêveuse (et autres moments…) | Carnet d'Art
[…] avantage d’aseptiser le texte et de ne pas trop déranger le public. C’était le cas de l’En Attendant Godot de J.-P. Vincent, et celui de la Fin de Partie de Françon donnée en 2013, avec à chaque fois le même naufrage : […]