Mercredi 7 janvier 2015 – 11h36.
Je me présente devant le comptoir en bois de la libraire, le bouquin à la main. Je me sens un peu fiévreux, variablement partagé entre l’empressement et l’appréhension de me plonger, pour les dix prochaines heures, dans la lecture de ce roman qui a trop fait parler de lui. Le mot « Soumission » apparaît sur l’écran, et la caisse enregistreuse émet un bip joyeux.
Mercredi 7 janvier 2015 – 11h30.
À peine quelques minutes plus tôt, des centaines de kilomètres plus loin. Deux hommes armés, prônant la vengeance de leur prophète, entrent dans la rédaction de Charlie Hebdo et abattent une dizaine de personnes. La France est touchée par un attentat, et la liberté d’expression convulse d’un rire plaintif.
Un complexe historique.
J’ai essayé d’ignorer le brouhaha médiatique qui rodait tel un nuage sombre, signe avant-coureur d’incendie, autour de la sortie de ce roman. Parce que mon avis de lecteur est plus important, parce que nous avons encore le choix. Tout juste ai-je écouté, un sourire amusé aux lèvres, les quelques mots de Houellebecq sur France Inter au réveil. Des mots – en aucune mesure des justifications – psalmodiés à sa manière familièrement laconique et parfois naïve. Je n’ai rien lu de ceux qui, jusqu’à hier, je n’osais appeler confrères. L’actualité, le droit, le devoir même, la tragédie – la prise de conscience citoyenne éphémère aussi – nous a rendu semblables, égalitaires devant l’abjecte, face à la mort plus globalement. Je ne fais pas parti de la quarantaine de critiques élus ayant reçu le dernier roman de Michel Houellebecq. L’avant-première est-elle encore réelle à l’heure où le patient zéro s’assemble en pixels ? Pour tout réconfort, je pourrais dire que la reconnaissance de mes pairs est une chose que mes jeunes années orgueilleuses sont encore capables de dépasser. Je ne fais pas non plus parti des hackers opportunistes ayant téléchargé la photocopie virale de ses écrits. Ma déférence pour son auteur, un peu trop révérencieuse, je l’admets, me l’a interdit. Que reste-il alors après les louanges et les condamnations, avant la surprise de l’instant et l’incompréhension ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit – dans la bataille des idées, dans le conflit des religions – de savoir qui du sceptique, de l’adorateur, du bourreau ou du libérateur, fera céder le plus de raisons ? Il reste alors un livre, trop médiatisé pour être occulté, dans cet intermède sombre qui scinde sans conviction la prophétie de la malédiction. Il reste surtout une plume, dépouillée comme à son habitude, trop lyrique pour être condamnée, et qui définit sommairement ce que pourrait devenir l’homme français après sa propre soumission.
Et son contexte lyrique.
François, la quarantaine bien entamée, fait le bilan de sa vie. Il a planifié, construit encore, et prolonge toujours, son immuable carrière de professeur de littérature à Paris-Sorbonne. Une existence universitaire banale, sans extravagance aucune, si ce n’est l’attirance logique, frustrante et éternellement inaboutie, qu’il ressent envers ses jeunes étudiantes de première ou de deuxième année. Une destinée qui s’éloigne en-soi de l’imminence grise à laquelle il rêvait, implacablement assombrie par la désillusion actuelle de son monde occidental. Son existence est alors exclusivement concentrée, malgré sa lucidité et les conclusions solitaires qu’elle lui prédestine, autour de cet écrivain français énigmatique du XIXème siècle – sympathisant devenu presque ami intime – qu’est Joris-Karl Huysmans. Une destinée liée intimement à son auteur, et de manière plus contemporaine voire avant-gardiste (l’action principale se déroulant dans la France de 2022), aux bouleversements historique et idéologique qui ébranleront dans ses fondements le pays. Myriam, son amante juive et juvénile, se voit obligée par la pression parentale et l’inévitable conclusion des prochaines élections présidentielles, opposant au dernier tour le Front National et la Fraternité Musulmane, de partir se réfugier avec sa famille en Israël. Le dernier espoir de François – qui s’imaginait encore pouvoir couler quelques jours paisibles au sein de cette promesse conjugale, variablement sincère et ennuyeuse, mais surtout prémunie de par la faible prétention sociale et existentielle des grands renversements de l’Histoire – part alors brusquement en fumée.
Ne lui reste que le doute, son intérêt désabusé envers ses semblables et sa propre peur ; non pas de ce revirement politique exceptionnel, mais plus généralement de sa solitude et de sa mort. Après des années de passivité, à édifier l’épitaphe mineure de sa postérité d’universitaire, François se replongera avec une avidité accrue dans son premier amour ; l’œuvre méconnue de son vénéré Huysmans. Il repensera aussi à son dernier désir d’homme, de manière plus douloureuse et bientôt espacée, lorsque la généralisation des burquas lui fera regretter le souvenir doux et onctueux que laissa entre ses mains la rondeur du cul de Myriam. L’élection de Mohammed Ben Abbes à la tête de l’état français ne le figera pourtant pas dans le regret. Il devinera autre chose, esquissera au travers de cette idéologie nouvelle, les limites infinies d’un possible, de l’éventualité d’un être éternel. L’Islam au pouvoir, suivant comme toute religion monothéiste sa vocation universelle, bouleversera non seulement son quotidien de citoyen lambda, mais aussi son avenir d’homme lettré. En tant que nouveau membre imminent de la société intellectuelle française, la nouvelle spiritualité musulmane lui posera le problème de l’accomplissement – individuel en soit – et cette promesse polygame qui comblerait si facilement son manque de chair et l’effacement progressive de son âme. Réorganisera aussi la conscience de soi, pour lui faire épouser la promesse du Dar al-Islam.
De l’objectivité intellectuelle…
C’est le débat politique, bientôt historique, qui fait aujourd’hui rage. C’est à la littérature, à son intégrité retranscrite, que je me plie désormais. Si l’émotion ne peut, ne doit, ou ne devrait jamais transparaître dans la critique, c’est bien sous l’œil acéré de cette dernière que Michel nous livre sa version proscrite de l’Histoire. Car, pour ce qui est du détail, de la précision, de l’acuité froide et cinglante qu’il fait de notre monde, de nos impasses et de nos névroses, Michel (édenté ou non) mord où nos regards refusent de se fixer. Dans la vie désabusée d’un universitaire d’abord ; François, un intellectuel sans convictions, qui par ses descriptions froides de la décadence morale du monde, est à lui seul la philosophie houellbecquienne incarnée. Dans l’analyse d’un auteur ensuite ; Joris-Karl Huysmans, génie rompu au néologisme dont l’œuvre se transforme au fil de la lecture en l’ébauche d’une thèse véritable sur cet auteur emblématique du siècle oublié. Tout ce qui est dit sur ce dernier est juste, pertinent. Les esthètes du XIXème siècle auraient peu de chose à en redire. En effet, cette interprétation – avec laquelle les convictions nihilistes avérées de l’auteur s’accordent à merveille – assoit pleinement le talent portraitiste d’un Houellebecq on ne peut plus documenté. Le premier protagoniste est purement fantasmé, prophétisé, tandis que l’autre encore reconnu, canonisé. Le premier s’est construit sur le souvenir du second ; et François n’est donc que l’explication sub-contemporaine de Joris.
…à la rage des Impies.
Qui pourrait donc prétendre – quand un personnage consomme sa propre folie dans le souvenir d’un autre – se ranger derrière la raison, ou pire, à l’ombre de la bienséance ? C’est dans cette frontière brumeuse, entre l’acquis et l’imaginaire, que la virtuosité analytique de Soumission prend toute sa mesure.
Car elle acquiert une force polémique bien sûr ; que ce soit au travers des portraits défaitistes d’une société française amorphe, incapable de réagir. Polémique dans la description quasi insensible que Houellebecq fait parfois de l’Islam, de l’embourbement historique et indifférencié dans lequel la province française semble condamnée.
Car elle devient la marque de l’écriture maudite ; lorsque l’on pense qu’un texte, un simple écrit en somme, dans sa pleine liberté d’expression, peut attiser les incompréhensions et les indifférences qui séparent le peuple, un peuple derrière l’intelligence duquel Houellebecq s’est aussitôt rangé, comme le dernier abandon moral d’un auteur envers ses semblables tant décriés.
Car c’est une aura dangereuse pour l’intellect, lorsque l’on connait l’aura menaçante de l’islamophobie en France. Les amalgames ont cette saveur délicieuse qu’ils simplifient les consciences…. Elles sont de toute façon trop échauffées, ces consciences, précipitées dans les raccourcis de l’Histoire, attirées par la factice soumission d’une société vers son propre effondrement. En matière d’amalgame, de justesse d’analytique, que doit-on penser alors de cet essai intitulé : Houellebecq, économiste, sorti en 2014 chez Flammarion. Un livre écrit par un homme dont le nom sonnera étrangement dans l’Histoire, dans une postérité que l’on aurait préféré éviter, pourtant immortel en la date du 7 janvier, posée par la plume de Bernard Maris, celle que l’ignorance et la bêtise humaine nous a enlevée.