Le mercredi 6 décembre 2017, les informations nous annonçaient que « l’idole des jeunes », à l’âge de 74 ans, s’en était allé voir si le Bon Dieu allumait le feu… Cette fois, il ne reviendrait plus.
Il y a un banc, en Paradis, qui est toujours dehors, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, comme en plein soleil ; si bien que le vernis qui le protégeait est devenu tout écaillé, et le bois qu’il révèle, gris de vieux. Mais il ne bouge pas, je vous dis, il reste comme il est. Le temps a fini de l’user. Vous pourrez vous asseoir dessus sans craindre qu’il s’effondre. Au devant du banc s’étendent des hectares de champs vallonnés, qui s’emparent du lointain avant de s’enfoncer dans la forêt. À quelques dizaines de mètres, exactement dans l’alignement du banc, il y a un énorme vieux chêne, aux profondes racines plantées dans la terre et aux puissantes ramures plantées dans le ciel, qui trône solitaire ; il ne fait plus de feuilles ni de fruits depuis des lustres, mais les oiseaux continuent de venir s’y nicher. Il reste planté là sans bouger. Sur lui non plus le temps n’a plus de prise. Il ne vit pas, mais il ne meurt pas non plus.
Ce chêne était l’arbre préféré de mon grand-père. Dans les dernières années de sa vie sur Terre, il paraît qu’il aimait venir simplement le contempler. Mon grand-père, c’est le vieil homme qui est assis sur le banc. Il est tel que je l’ai connu, tel que je me souviens de lui, avec son grand corps et son visage tout sec, que de belles rides creusaient, et son sourire sous sa moustache blanche, ses cheveux blancs aussi, toujours impeccables, qu’il prenait soin de peigner plusieurs fois par jour. Son peigne était toujours dans la poche de sa chemise, à côté du paquet souple de cigarettes Gauloises, qu’il fumait brunes et sans filtre.
Assis à côté de mon grand-père, c’est mon oncle Denis. Lui aussi portait la moustache, et savait cet art du peigne dont les acteurs italiens avaient le secret, bien qu’il ne fut pas lui-même italien… Mais ses cheveux n’avaient pas eu le temps de blanchir… C’est sur ce banc, en face de cet arbre, qu’ils se sont retrouvés après leur mort. C’est ici que je les imagine. Ils sont assis l’un à côté de l’autre, comme deux vieux amis, et ils fument, l’un ses Gauloises, l’autre ses Gitanes maïs. Je me dis que c’est un bel endroit pour passer l’éternité.
Denis était, de son vivant, pour ainsi dire un fan de Johnny Halliday. Il l’avait au cœur comme un monument toujours vivant de ses folles années. Il aurait pu se retrouver alité, malade, les quatre membres brisés, si un morceau de Johnny était joué, nous l’aurions retrouvé à se cabrer sur la piste de danse, comme si son corps n’avait jamais vieilli, comme si toute douleur n’avait été qu’une émotion secondaire… Le miracle de la danse, le feu du rock n’ roll, guérissaient tout…
Il devait certes se trouver du monde, des vieux amis, mais aussi des anges groupies, qui attendaient l’idole ; je suppose qu’on lui avait déjà organisé, là-haut, un genre de Paradise Tour, une tournée immortelle au Zénith des zéniths… Mais avant tout cela, peut-être pour se reposer d’être et d’avoir été Johnny, Jean-Philippe fit un détour anonyme par le vieux banc couleur de terre où sont assis mon oncle et mon grand-père, pour les saluer. Il prit place auprès d’eux, alluma une cigarette et demeura un instant silencieux dans les grâces du ponant. Mon oncle ne disait rien non plus, mais on sentait bien pétiller dans son œil une excitation ; son cœur, dans sa poitrine, battait comme une mesure. Johnny, dans son côté, semblait avoir retrouvé un visage de jeunesse éclaboussé de sourire. Je ne sais lequel des deux commença à fredonner, mais les voilà soudain qui se mirent à chanter, en s’emmêlant les cordes et en riant de leurs hésitations. On eût dit deux gamins que leur joie emportait… Mon grand-père les regardait d’un œil amusé… Ils se prirent par la main et se la serrèrent vigoureusement, fraternellement, comme s’ils avaient toujours été ensemble sur ce banc, comme s’ils avaient toujours vécus ce moment…
Voilà donc ce qui s’est passé ce jeudi 7 décembre 2017 en Paradis.
Image à la Une © Nazar Bilyk.