Les Origines.
Une petite ville.
Sighetu Marmației est une petite ville du nord de la Roumanie, située au pied des monts du Maramureș et sur les bords de la Tisza, une rivière qui sépare ce pays de l’Ukraine et qu’un vieux pont métallique permet de franchir. Ce jour-là, les douaniers et les militaires en faction sur le pont- frontière sont à l’abri de la pluie, ils sortent de leurs guérites pour inspecter les véhicules qui transitent : des camions Kamaz, des Dacia, des charrettes, de vieilles motos, ils fouillent les sacs des Roumains et des Ukrainiens à pied ou à vélo venus faire leur commerce d’un côté comme de l’autre de la rivière.
Le passeport tamponné, je pénètre dans la banlieue de Sighetu-Marmatiei où des rangées de maisons en crépi bordent les routes jonchées d’ornières. Sur le trottoir, on croise davantage de chiens errants que d’habitants ; tous rejoignent le marché animé qui se tient le long des rues adjacentes. Sighetu Marmației est connue pour être la ville natale de l’écrivain et philosophe Élie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986, qui relata l’importance de la culture juive dans le Maramureș. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis déportèrent environ 38 000 juifs de cette région vers les camps d’extermination.
Voyageant à travers l’Ukraine et la Roumanie, je suis loin de me douter des stigmates que cette ville conserve de son histoire. Histoire dans laquelle le poids de la dictature communiste et ses méthodes répressives revêtent une importance toute particulière…
C’est dans un café où je me réchauffe qu’un serveur me conseille de me rendre au mémorial des Victimes du communisme et de la Résistance ; j’apprends que l’institution figure en Europe comme principal lieu de mémoire aux côtés du mémorial d’Auschwitz et du mémorial de la Paix en Normandie.
La chute de l’Histoire.
En plein centre historique de la ville, sur la strada Corneliu-Coposu, s’élève un édifice imposant et d’apparence ordinaire, une façade repeinte aux couleurs des blés où, sur le fronton, le drapeau roumain flotte au côté de celui de l’Union européenne. C’est pourtant une ancienne prison, construite en 1897 par les autorités austro-hongroises à l’époque où cette partie de la Roumanie était sous contrôle de l’Empire. Carrefour des luttes d’influence qui déchiraient alors l’Europe, Sighetu-Marmatiei était un foyer multiculturel où cohabitaient Roumains, Ukrainiens, Tchécoslovaques, Magyars, de confession juive, orthodoxe et catholique. Puis cette partie de l’Europe est devenue le théâtre d’affrontements violents entre puissances de l’Est et de l’Ouest, incarnant en quelque sorte une zone tampon qui devait subir les invasions et les drames répétés du vingtième siècle. À l’issue de la Première Guerre mondiale, la région du Maramureș est ainsi divisée entre la Roumanie et la Tchécoslovaquie au détriment de la Hongrie.
En 1918, le pénitencier fonctionne comme une prison de droit commun, puis après 1945, c’est par Sighetu-Marmatiei que sont rapatriés les anciens prisonniers et les soldats déportés vers l’URSS. L’instauration du régime communiste en Roumanie, véritable coup d’éclat soviétique dans un pays de tradition paysanne, plutôt libéral et au cadre religieux omniprésent, conduit le pouvoir à transformer la prison, dès 1948, en lieu de détention pour un groupe d’étudiants et de paysans du Maramureș.
Une prison avant une autre.
Le pouvoir communiste comprend rapidement l’enjeu politique d’un tel lieu de détention : si l’on considère brièvement la position géographique de Sighetu Marmației d’abord, puis le contexte social dans le Maramureș— l’opposition des paysans locaux aux communistes — cette prison permet d’envoyer un avertissement aux populations qui luttent contre la collectivisation de leurs terres. Dans un second temps, le pénitencier devient la crainte des citadins — intellectuels et étudiants — déportés dans un lieu reculé. Enfin, pour les candidats à l’évasion, la ville est au confluent de deux rivières difficilement franchissables, l’Iza et la Tisza, avec au nord la frontière de l’URSS et, au sud, les villes de Baia Mare et de Cluj-Napoca bien contrôlées par les autorités communistes.
Il faut revenir à la sortie de la Seconde Guerre mondiale pour bien comprendre l’infiltration des agents communistes dans la société roumaine, ainsi que leur prise du pouvoir. Des conseillers du KGB et de l’Armée rouge occupent dès la fin des combats la plupart des postes clés dans les administrations, les ministères, les usines, et même les garnisons, sous le prétexte du nettoyage antifasciste. Il leur est donc facile de prendre le contrôle du pays mais ils ont besoin d’une victoire légitime afin d’asseoir leur domination. Le 19 novembre 1946, les élections cristallisent l’opposition entre pro-communistes et anti-communistes. La tension s’accroît : les rassemblements du Parti national paysan et du Parti libéral à Bucarest sont fréquemment perturbés par des « agents extérieurs », les points de vote dans les régions rurales sont déplacés dans des zones parfois peu accessibles, de façon à compliquer le vote des paysans, et les résultats officiels attestent bientôt d’une victoire éclatante pour les communistes qui remportent ainsi les élections avec près de 70 % des voix. Toutefois, Selon Dinu C. Giurescu, homme politique roumain et historien, ce fut là un simulacre d’élection, le suffrage ayant été massivement falsifié.
Dès lors, les autorités communistes vont s’attaquer en priorité aux élites politiques qui disposent d’une excellente connaissance des arcanes du pouvoir. La cadence des incarcérations dans les centres pénitentiaires s’accélère à partir de 1947. L’intimidation bat son plein et les partis d’opposition sont laminés. Leurs leaders respectifs, Iuliu Maniu pour le Parti national paysan et Constantin Brătianu pour le Parti libéral sont jetés en prison. Puis, le 30 décembre 1947, le roi Michel Ier est contraint d’abdiquer sous la pression soviétique. L’année suivante, la police politique est créée, la Securitate, sur le même mode de fonctionnement que le KGB ; il en résulte une épuration intensive dans le milieu des officiers supérieurs et des hommes politiques. En atteste la fuite précipitée du général et ancien premier ministre Nicolae Rădescu, qui échappe de justesse à l’arrestation en se réfugiant dans le bâtiment de l’ambassade du Royaume-Uni.
Le 1er décembre 1948, la loi 358 est promulguée par le pouvoir communiste, officialisant la suppression pure et simple de l’Église gréco-catholique roumaine, deux mois après que l’État eut confisqué ses biens et son patrimoine.
Claudia-Florentina Dobre, dans son ouvrage Un pays derrière les barbelés, relate par l’intermédiaire de témoignages, le fait que les arrestations dans les années cinquante se faisaient principalement la nuit, ou brusquement dans la rue, et que les motifs de condamnation restaient confinés au plus grand secret. Au cours de l’enquête, les suspects étaient non seulement privés de repos, mais les tortures se poursuivaient après l’interrogatoire : « Les détenus, dans leurs cellules, devaient rester assis au bord du lit d’en bas, les genoux pendus sur la marge de fer, le lit du dessus pressant sur la nuque. Il était interdit de s’appuyer contre le mur ou sur un coude. » Les arrestations sans mandat précèdent alors les détentions sans jugement : prélude au processus féroce qui se dessine dans la Roumanie d’après-guerre…
À suivre…