Les mots sont faits pour les morts. Les mots nourrissent les tombes, les vers, les fantômes, les absents. Le silence des morts ! Une vaste connerie ! Les morts hululent, commandent, menacent, bavardent, bavardent continûment. Seulement, ils radotent, les morts. Ils veulent qu’on se souvienne d’eux, ils inventent leurs slogans, leurs phrases choc. L’autre soir, un vieil ectoplasme souffreteux m’interpella : « Devriez-vous mourir s’il vous était interdit d’écrire ? » Oui, j’essaie d’écrire mais il prêche pour sa chapelle, le vieux. Les mots ne sont destinés qu’à ceux qui ne sont plus là, les amis lointains, les amours perdues, le mort, le macchabée au corps rongé, aux os devenus poussière invisible, à la libido disparue. Il veut des mots, le puant, c’est son seul trafic. Alors, nous les ouailles, nous sommes fidèles, nous garnissons nos feuilles de pattes de mouche, nous bourrons nos bouches à en dégobiller et nous montons les marches des autels pour des offrandes verbales – les mots de la famille. Nous noircissons les pierres tombales pour tranquilliser les gisants – ton souvenir ne s’effacera pas – mais on espère, on hurle silencieusement : qu’ils nous foutent la paix, les squelettes ! On veut faire danser notre chair suave dans le silence des vivants. Sans mots, sans bruits, sans cadavres, on veut vivre. Ivres. Dans les veines, faire couler les humeurs artistes, irradier. Les picotements, les battements, je les laisse monter, vibrer en moi. Ils mènent la danse. Oui, nous, nous avons un corps vivant. Le mouvement sous le frais épiderme n’est pas celui des ternes et longs discours. C’est un mouvement chorégraphique. Une chorégraphie sans phrases, elle va en tous sens. Elle remue les lumières cachées sous le poids des arthroses, des cellules cancéreuses, sous les peaux mortes. Elle va chercher la vie, elle la réveille. Elle vient vider nos têtes. Qu’un neurone se lève ou se taise à jamais. Et je vais te dire le tas d’os, on n’a pas besoin de votre dictionnaire dans nos cortex roses. J’ai lu vos livres, les pages jaunies aux indélébiles noircissures, vos testaments, vos oraisons. J’ai lu vos épitaphes, vos tablettes en marbre et vos papyrus, vos tables de la loi, vos bibliothèques virtuelles. J’ai lu vos graffitis, vos hiéroglyphes, vos murs des lamentations. Et j’ai tout brûlé. J’en ai fait des confettis qui tombent en pluie sur nos têtes. Dessous, le grand bal. Les mains se mêlent aux mains, les épaules s’entrechoquent joyeusement, les pieds s’entrecroisent en virevoltant, on entend le froufrou des tissus qui se froissent. Une cuisse remonte le pli d’une robe et on sent toutes les vieilles fripouilles, les dépouilles baver toutes les morves de la terre. Nos corps sont des serpents d’Asie qui s’emmêlent en un nœud inextricable. Les peaux nues muent pour se coller entre elles. La sueur, émanation de la vie qui s’épanche, rend les cheveux d’une densité magnétique et ce sont autant de fils fins qui se tissent. Les couleurs éclatent en rouges pétillants, en verts miroitants, en bleus, en jaunes, en émeraudes, et en argent jaillissant, elles éclaboussent le gris de vos costumes funèbres, de vos linceuls maculés de votre pisse, de votre merde, de votre sang, de votre corps qui s’est liquéfié. Nos cœurs pompent, se cassent et renaissent. Douces pulsations, douce rythmique, coups primitifs qui ne s’articulent pas, qui ne forment rien : aucune mélodie, aucune logorrhée, aucun sens. Allez-y les fous sans dents déversez vos flots de palimpsestes dans nos cerveaux naïfs. Écrivez encore depuis vos tombes. Moi j’écris depuis ma vie. Je veux tout écrire maintenant, débarrasser mon grenier synaptique de toutes ces lettres assemblées. J’écris tout, tout de suite, le plus tôt possible. Une à une, je les extirpe par rubans de machine de l’océan qui roule sous mon crâne. C’est noir de milliards de minuscules idiomes remuants, là-dedans, il faut tous les pêcher, tous et l’océan vide, moi aussi je me tire sous le soleil d’Afrique. Je reprends la danse, celle d’avant l’Histoire, d’avant les traumatismes psychogénétiques. Au milieu des guépards, je me dore la pilule au son foutraque des tam-tams préhistoriques de nos vies. Je bois à la coupe de ma pureté retrouvée. Voyez, les morts, je fais le chemin dans l’autre sens. Je me crée une enfance. Je me laisse choir dans le préverbal. L’enfance après l’enfance, une enfance sans parents. Nous n’avons plus besoin d’eux, on se donne à soi-même la tétée nourricière et le principe de réalité. On vous laisse en arrière les ancêtres, gardez nos blessures, nous gardons la danse. Ce que l’enfant a de pur, c’est qu’il est sans passé. Tout est devant moi. Je promènerai mon corps dans toutes les plus belles fêtes, mes sens excités par tous les parfums, toutes les peaux, les mets les plus délicieux dans ma bouche déjà pleine, les musiques percutées. Attraper le monde pour l’imprimer sur mon corps neuf et devenir créateur de soi et de l’autre. Je veux trouver les mots qui éteignent les autres mots. Une écriture de la vivance, l’action de vivre. Je veux trouver des mots qui ne soient pas des mots, qui soient de la matière charnelle, des pelotes de lumières clair-obscurs, des brillances, des fulgurances. Des mots lancés comme des billes d’agate. Je veux devenir fabricant d’instantanés, syncrétisme des pensées qui tournoient, des sensations, des affects. Écrire comme on pleure, rire de mots fusés. Je suis prêt à laisser monter les angoisses, les nostalgies, les souvenirs, à m’imprégner des peurs, à recevoir les honneurs, les visages, les baisers, accueillir les joies, les émotions, les fugacités, et tout mêler, et tout forger dans une même pâte, et tout rendre en fragments d’étain lumineux. Des mots qui ne soient pas des idées, des idéaux, des mots honnêtes. Je veux des mots qui prédisent, les mots d’avant le dire, pas des mots qui courent après le réel pour se l’arranger. Les mots de l’indicible. Des incantations performatives. Des verbes comme des nerfs tendus, offerts à l’aventure, comme un système électrique qui palpite et télégraphie à notre sensibilité les influx vitaux. C’est une transsudation, un déferlement de l’anima, de l’animal qui bondit d’instinct hors de lui. J’exhorte mon corps et ma tête à se brancher aux sources de la terre, à ressentir toutes les puissances, à fondre en moi les arbres, les rivières, le ciel et tous les êtres, à hurler comme un Apache envoûté. Sans masques, sans fard, sans cuirasses ni épée, tout a explosé, j’aurai la naïveté fière d’écrire qui je suis, d’écrire en homme, d’écrire libre. Je suis un volcan crachant à la face des nuées notre inaltération. Les dommages sont devenus des forces. Rejoindre l’intact. Dans le plus simple appareil, sublimer. Je me tiens nu au milieu du désert, maigre, filaire mais rugissant d’une voix rauque, primale. Je cesse d’être responsable, je rejoins les paresses éternelles, le présent reconquis. L’univers est une prairie où je badine, où, hilare, je déambule. Je décroche ma mâchoire serrée du temps des contritions que je m’imposais et je fulmine en un rire fou. Plus rien ni personne ne me regarde. Le grand rire tonne dans l’air saturé, se répand. Je tourne sur moi-même les bras ouverts, les bras tendus et je projette ce rire à tous les vents. Partout, on l’entendra. Je suis l’enfant qui babille l’ère nouvelle. Je veux être dans l’incandescence permanente, vivre à gros bouillons de mots clairs, nets, exacts. Aller jusqu’au mot juste, l’unique peut-être, celui qui ordonne le silence épiphanique. Et danser, danser, danser, autour des abîmes, au milieu des mers, sur toutes les arêtes, les cratères, au pic des montagnes, dans les champs de blés mûrs, danser. Ne plus jamais marcher pesamment, danser. Ne plus jamais porter le fardeau de sa tête, danser. Ne plus subir les secousses, les créer, danser. Ça vient du dedans, ça se propage : remuement des phalanges, les genoux se défroissent, la nuque s’assouplit. Les frémissements se diffusent. D’abord au milieu du ventre, aux origines, dans le sexe, dans chaque organe et chaque membre. Rayonnement solaire dans les cavités invisibles. Dans chaque fibre, l’orchestique. Danse orgasmique du pur corps qui jouit. Danse de l’oubli puisque rien n’a existé avant l’instant. Danse congruente qui réalise l’union totale, danse de l’être en-soi. Les moribonds, vous avez échoué. Vous avez laissé votre foutoir sur la table des contemporains, vous nous emmerdez de vos corps décharnés, divisés comme le diable, rapiécés par des flopées de mots crasses qui ne recousent rien, vous nous hantez de vos insatisfactions, de vos insomnies troubles, de vos désirs inavoués. Vous avez toujours été rigides, de vieilles branches sèches et cassantes de votre naissance à votre enfer. Venez, je vous invite au grand bal. Dodelinez vos vertèbres, hochez vos osselets. Donnez-nous du grand spectacle. Venez sous les néons qui réchauffent, laissez vos lunes sempiternelles et vos froides pierres tombales. Lâchez surtout, lâchez vos livres. Pas de bréviaires dans mon temple païen des danses païennes. Gigotez comme des nouveaux-nés. Bacchanales fiévreuses où tous les symboles se remaillent et forgent un corps unique, une baise universelle où les morts se taisent, où les vivants rient, libérés enfin. Je ne veux rien emporter, rien gâcher, rien ruminer dans l’au-delà. Je ne veux pas faire chier les mômes de demain de mes regrets. Je veux être un mort silencieux. L’enfant infini.
Feuillet illustré par une photographie originale de Livio Mosca : Renaissance de l’enfant posthume