un parcours historique.
Il ne peut y avoir d’art sans corps. Tout d’abord parce qu’il n’existe pas d’œuvre sans public, mais il n’existe pas non plus d’œuvre sans auteur. Cependant, le corps ne semble pas s’imposer dans le contenu même des ouvres. Le paysage, la nature morte ou même la pure description topographique sont des exercices stylistiques en soi, qui se passent de toute représentation du corps humain animé.
Pour le cinéma, il n’en va pas de même. Art de l’animation, du rendre l’âme, on ne saurait imaginer un film entièrement paysager, vide de mouvement humain, ou même de caméra. Bien sûr il existe des films véritablement déserts, et paradoxalement, le corps y est encore plus sensible ; il brille par son absence. Néanmoins, la question de la représentation du corps au cinéma ne va pas de soi. C’est une question fortement historicisée qui permet souvent d’appréhender la question difficile de la modernité en art. Le corps au cinéma est toujours une représentation unique issue d’un point de vue d’auteur singulier, mais il s’inscrit toujours dans une perspective historique au sein des autres arts, et évolue jusqu’à former une récente – mais riche – histoire du cinéma.
La naissance du cinéma, le corps attraction.
Le cinématographe a été un véritable choc pour les spectateurs lors des premières projections publiques des frères Lumière à la fin du XIXème siècle. Tout comme la photographie, le cinématographe était l’aboutissement du réalisme, jusqu’à la reproduction, et l’illusion du mouvement de la vie. Ainsi, l’écrivain russe Maxime Gorki écrit en 1896 : « J’étais hier au royaume des ombres. Si vous saviez comme cela est effrayant ! Il n’y a là ni sons, ni couleurs. Tout : la terre, les arbres, les hommes, l’eau et l’air, tout y est de couleur grise uniforme sur le ciel gris. […] Ce n’est pas la vie mais une ombre de la vie.». Ainsi, bien que le cinématographe soit l’aboutissement du réalisme en art, l’image ne peut concurrencer le réel, ne peut acquérir de réalité ontologique dans les premiers temps du cinéma.
Dès lors, le cinéma se développe comme une attraction : itinérant, suivant les foires, jusque dans les années 1920, très peu de salles de cinéma existent. La reconnaissance du cinéma comme Art parmi les arts est une question qui fait profondément débat aujourd’hui : œuvre collective sans auteur, reproductible donc sans original etc. Néanmoins, on peut dire que le cinéma lors de son développement était considéré comme un art de foire, c’est une véritable cinématographie-attraction. Le corps se situe alors entre le monstrum et le monstrare, c’est un monstre que l’on exhibe. Les femmes à barbes, nains et autres contorsionnistes juxtaposent une projection de cinéma où l’on peut découvrir ces ombres que décrit Gorki. Peu à peu des cinéastes comme Méliès, prestidigitateur de formation, exploitent les capacités du cinéma en termes d’apparition et de disparition des objets et des corps. Il suffit de filmer puis de couper la caméra. Sans la déplacer, on ôte un objet puis l’on recommence à filmer. Une fois que l’on projette le film, sans interruption, c’est comme si l’objet disparaissait. Bien sûr, Freaks de Todd Browning (1932) ou encore Elephant man de David Lynch (1980), sont des hommages à ce premier temps du cinéma qui fait du corps non pas une représentation réaliste de l’homme, mais une représentation de l’inhumanité. Si l’objectif est avant tout de divertir, comme dans le cinéma d’horreur, l’exposition positive de l’inhumain cherche à parvenir à une définition négative, en creux, de ce qu’est l’humanité et la normalité.
L’âge d’or d’un corps pur.
Très vite, cette représentation du corps humain est devenue inacceptable. Puisque le cinéma est l’outil le plus réaliste et le plus abouti pour représenter l’homme, il ne devait pas le représenter comme un monstre. Dans une perspective occidentale, chrétienne, il est écrit dans le texte fondateur biblique : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa.». Si le cinéma est l’image de l’homme et que l’homme est l’image même de Dieu ; alors le cinéma doit parvenir à représenter le caractère divin en l’homme, montrer que le corps humain incarne – c’est-à-dire qu’il met en chair – l’esprit divin. Dans cette perspective, on comprend bien que le cinéma ne pouvait plus représenter l’homme comme un monstre qui défierait les lois de la nature.
En outre, le cinéma a dû faire face à des contraintes économiques. Sédentaire à partir des années 1920, certaines villes en Europe et surtout aux Etats Unis (sur la côte Est d’abord puis à Hollywood) se sont consacrées à la production cinématographique. Or, ces lieux étaient synonymes de débauche, de trafics en tous genres, de réputations sulfureuses. Le contexte de création des films a commencé à faire préjudice aux films eux-mêmes. Ce sont ces films de la fin des années 1920, des bas-fonds, des vamps dont Louise Brooks dans Loulou (1929) par exemple est l’icône.
Dès 1930, aux Etats-Unis est adopté un code d’autocensure, établi par le sénateur W. Hays, et rédigé par deux ecclésiastiques. Ce code Hays qui régit strictement toute la production cinématographique Hollywoodienne sera appliqué de 1934 à 1966 ! Celui-ci statue sur les crimes, la sexualité, la vulgarité, les blasphèmes, les costumes, les décors, la religion, l’alcool et j’en passe. Par conséquent, c’est toute une esthétique du corps qui va être définie par ce code strict que les réalisateurs auront à coeur de détourner. Puisque rien ne doit évoquer la sexualité, l’instinct, la pulsion dans la représentation du corps, certains éléments sont éliminés de l’écran. Les poils disparaissent, ayant pour conséquence réelle et sociologique, la naissance de l’épilation chez les femmes occidentales. « La nudité […] dans le simple but d’épicer un film doit être rangée parmi les actions immorales.». Bref, le corps devient une représentation non plus réaliste, mais complètement subordonnée à un idéal esthétique qui se doit de respecter un code moral religieux.
Il y a là quelque chose de très paradoxal. On voudrait éviter que le corps, et notamment le corps féminin, soit un objet de fantasme et de projection des désirs car ils sont moralement condamnables. Pourtant, dans une logique économique implacable, plus les stars sont belles, correspondent à des canons de beauté populaires ; plus le film se vend. Car le classicisme hollywoodien, c’est l’explosion du star-system. Les réalisateurs jouent sur la limite entre décence et fantasme. La scène de baiser qui dure dix minutes dans le train de La mort aux trousses d’Hitchcock (1959) passe entre les griffes de la censure car chaque baiser, qui ne dure jamais plus de trois secondes, est entrecoupé d’une réplique. La même année, le décolleté complètement indécent de Marilyn dans Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, fait scandale mais n’est pas censuré. Comme par miracle, le cercle de lumière n’éclaire que son visage, ses seins restent dans l’ombre, mais qu’il est facile de les deviner… Cependant, ces détournements et libertés ne sont possibles qu’à partir des années 1950, alors que le classicisme vole déjà en éclat.
Les bassesses du corps, chancre de l’inconscient.
Il est difficile de déterminer à partir de quand le classicisme laisse la place à la modernité au cinéma. G. Deleuze considère que le néoréalisme italien de 1945 à 1960 puis la Nouvelle vague française sont le fruit d’une rupture profonde causée par le traumatisme de la seconde guerre mondiale. Après les génocides, les bombes nucléaires, les totalitarismes, le corps ne saurait être l’incarnation ou le signe du divin. On en revient à un cinéma pragmatique, plus réaliste que jamais, qui ne voit dans le corps humain que l’expression de l’homme. Ainsi, les films néoréalistes comme Rome, Ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini mettent-ils en scène des comédiens non professionnels, non maquillés, sans costume. Dans cette perspective, le corps n’est plus en capacité de révéler une quelconque vérité générale sur le bien, ou même le beau.
Cependant, si le corps ne révèle plus aucune trace du divin ; il est possible de l’utiliser comme un outil pour tenter de définir ce qu’est positivement l’Homme. Pour cela, on recourt à une conception du corps issue des théories psychanalytiques freudiennes. Si l’Homme est composé de trois strates – le moi, le surmoi, et le ça – alors le moi est une surface visible et le ça est une strate invisible, profonde, enfouie, refoulée, inconsciente. Dans cette perspective, le corps est le lieu où peut apparaître ce qui est enfoui. On décèle ici toute la force de l’école dramatique de l’Actors Studio. Fondée en 1947, cette école pousse le comédien à incarner son personnage en puisant dans ses propres expériences et émotions ressenties. Pour aider cette incarnation, cette immersion dans le personnage, certains grands acteurs comme Marlon Brando avaient pour habitude d’utiliser des artifices : faux nez, prothèses, déformation de la voix etc. C’est le cas notamment dans le Parrain de F. F. Coppola en 1972. Tous ces éléments singularisaient le corps du comédien pour chaque rôle, pour chaque personnage.
Cependant, définir l’humanité en faisant du corps l’outil d’apparition des pulsions, du refoulé, du psychologique est une voie peu extrême. On remarque que certains cinéastes ont cherché à comprendre cette part enfouie de l’Homme… en le creusant. Au sens propre du terme, le développement de certains genres comme le « gore », ou même la « science fiction » peuvent être compris comme une quête obsessionnelle de ce qu’est l’humanité, dans sa chair, dans sa matière organique la plus abjecte et repoussante. Lorsque David Cronenberg dans la Mouche fait muter un homme avec un animal aussi répugnant qu’une mouche (insecte repoussant, gênant, qui se nourrit parfois de déjections…), puis que cet hybride mute à son tour avec une machine, on se doit de chercher ce qui préoccupe le cinéaste. Certains commentateurs considèrent que le film sorti en 1986 correspond à une forte angoisse du réalisateur à propos du sida, et de l’avancée galopante des technologies pourtant incapables d’endiguer la pandémie. Le corps est donc bien une surface poreuse, un matériel malléable qui permet aux cinéastes d’aller farfouiller au plus profond pour y découvrir ce qui fonde l’homme, ce qui détermine ses actes : peurs, pulsions, désirs.
Que peut encore le corps au cinéma ?
Aujourd’hui se pose donc un véritable défi pour le cinéma et sa représentation du corps. Puisqu’il n’est parvenu à donner aucune réponse satisfaisante sur l’Homme comme « espace du divin », ou « matériel des pulsions ». Maintenant qu’on l’a magnifié, embaumé puis torturé, ouvert, découpé, recomposé ; que peut encore le corps au cinéma ?
Il semble même qu’avec le cinéma d’animation, le champ de ses possibles soit infini. Si l’on prend les cartoons de Tex Avery, le loup, les girls, l’écureuil : ils meurent sans cesse, se déforment, défigurent, détraquent. Ainsi la grande question du « qu’y a-t-il après l’art contemporain ? » s’applique au cinéma.
Peut-être son avenir se trouve-t-il dans le champ expéri-mental, dans son ouverture à d’autres supports comme le relief. Celui-ci permettrait en théorie de rendre encore plus sensible le corps mis en espace puisqu’il outrepasserait les deux dimensions traditionnelles de l’écran de cinéma. Mais aujourd’hui, la nuance s’impose. Si les films en 3D relief sont ceux qui rapportent le plus d’argent c’est parce que l’industrie du blockbuster, qui a toujours rapporté le plus, s’est emparée de cette vieille technologie que l’on vient de redécouvrir avec le phénomène Avatar de James Cameron. Néanmoins, on remarque que le nombre de films tournés et post-produits en relief n’augmente plus, comme si ce marché arrivait à saturation. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle la majoration, en moyenne de 1,50 euros sur le ticket de cinéma, ainsi que la pénibilité des lunettes, et autres désagréments techniques sont à l’origine de la limitation du phénomène.
Cependant, le blockbuster n’est pas le seul cinéma à s’être emparé de la 3D relief. En 2011, c’est Wim Wenders qui a ouvert les portes du relief au cinéma dit « d’auteur » avec son très beau Pina. Pour filmer la troupe du théâtre de Wuppertal en hommage à sa fondatrice, la chorégraphe Pina Bausch, Wim Wenders a réfléchi en profondeur sur ce que le relief pouvait apporter en termes de profondeur de champ, de composition de l’espace, et de déplacement des corps. En effet, le réalisateur a mis en scène des extraits des ballets créés par Pina Bausch dans la ville même de Wuppertal. Le lien entre le déplacement des corps dansant dans l’espace et la façon de les filmer pour rendre compte de leur intégration à la ville était donc tout à fait propice à cette recherche quasiment plastique. Dans cette perspective, une véritable expérimentation technique accompagnée d’une démarche esthétique pourrait peut-être faire avancer la représentation du corps dans le cinéma contemporain à venir, c’est tout ce que nous souhaitons.
Sophie
Bonjour,
La scène du baiser entrecoupé de réplique est dans Les Enchaînés, et non dans La Mort aux trousses.
Sophie
Entrecoupé de répliqueS, au pluriel.