« Ma conception de la religion, c’est la croyance en un dogme… et l’art est un sentiment plus qu’une croyance. » – Charlie Chaplin.
L’expression « entrer en religion » convient tout à fait au cinéphile qui passe la porte de la salle obscure de cinéma pour s’immerger durant deux heures dans un au-delà qui va lui permettre de transcender la réalité. Le 7e art contient en lui-même toutes les religions. Il est Religion. Il unit ses adeptes pour une communion qui dépasse les clivages sociaux, culturels ou ethniques. Par ailleurs, le cinéma, parce qu’il aborde la quête de soi au travers de la foi et de la spiritualité, est le témoin privilégié de l’évolution des religions. Il les utilise, les met en scène, les critiques souvent pour mieux nous les restituer et nous les faire comprendre.
La religion du cinéma.
Si depuis longtemps, la production cinématographique a constamment cherché à parler de religion, le cinéma est devenu peu à peu lui-même une forme de religion. Il a ses adeptes, ses rites, ses dogmes. Ainsi le nomme-t-on parfois le divin cinéma. Il exerce sur les spectateurs une forme de fascination teintée d’intérêt intellectuel pour le sujet notamment dans l’engagement de la foi. Et pour cela, il met en scène depuis toujours de nombreuses figures religieuses reconnues universellement. Qu’il s’agisse du Christ ou de Jeanne d’Arc ; figures reprises dans de nombreux films depuis La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer sorti en 1927 jusqu’à la controversée Passion du Christ de Mel Gibson en 2004. Et s’il est adulé, sanctifié même, c’est d’abord à la puissance de l’image qu’il le doit mais aussi à la force de la mise en scène créée par le cinéaste.
Lorsque le spectateur entre dans une salle obscure n’est-il pas proche du croyant qui entre dans une église pour assister à un office et communier avec l’assistance ? L’image projetée nous installe alors dans une dépendance affective et nous fait perdre tout raisonnement. La musique aidant, une mise en scène foisonnante nous emporte dans un état hallucinatoire proche de l’état religieux. Le film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now (1979) a fonctionné ainsi auprès des spectateurs de l’époque. Et si le caractère allégorique du film fausse notre perception, c’est parce que nous sommes alors captivés et conquis à l’instar d’un fidèle qui croit à ce qu’il voit et se laisse emporter par un torrent d’images apocalyptiques.
Le cinéma soviétique a fonctionné également comme une emprise religieuse sur l’esprit du peuple russe. Tout en critiquant l’Église il devient lui-même une religion. Contrôlé par le pouvoir dès 1918, il va tout mettre en œuvre pour promouvoir le réalisme soviétique et sceller un pacte entre l’art et l’État-parti qui interprète toute esthétique en fonction de critères idéologiques. Seul Sergueï Eisenstein, même s’il utilise la métaphore dans des films comme La Grève ou Le Cuirassé Potemkine sortis successivement en 1924 et 1925, ouvrira une époque bénie pour le cinéma russe en le renouvelant et en proposant des théories avant-gardistes. Cependant dès les années 30 le pouvoir stalinien va orienter et construire le cinéma comme une religion en utilisant les thèmes récurrents du peuple au travail ou du soldat dans le film Quand passent les cigognes (1957) de Mikhaïl Kalatosovpour sa propagande et son prosélytisme.
Le 7e art reste donc le vecteur le plus puissant de notre réflexion et de notre imaginaire. Il nous invite à le suivre et finalement nous convertit à sa religion faite d’un monde d’images et d’histoires similaires à des textes sacrés.
Un enjeu théologique.
Si le 7e art a créé sa propre religion, il a toujours été polémique sur les sujets religieux en particulier lorsqu’ils s’inscrivaient dans un contexte historique. Ce fut le cas récemment avec le film The Magdalene Sisters de Peter Mullan sorti en 2002 consacré au rôle des religieuses dans l’internement et l’exploitation économique de femmes considérées comme déviantes dans l’Irlande des années 60 et qui met en exergue les abus commis par les institutions religieuses. Bien entendu la réaction de l’Église catholique ne se fit pas attendre définissant le film comme « une provocation haineuse et rancunière ». Il en est de même avec l’Islam et la religion juive où les accusations et les interdits sont légion. Ce fut le cas de films tels que Persepolis de Marjane Satrapi en 2007 ou Exodus : Gods and Kings deRidley Scott en 2014. Deux œuvres qui abordent l’Histoire, la religion ou les textes sacrés d’une manière personnelle mais qui ont été condamnées dans certains pays arabes (Égypte, Maroc, Émirats arabes unis) par la représentation visuelle des prophètes ou de Dieu qu’ils en donnaient. En 1984, le film de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ qui relate la vie de Jésus en y insérant un volet fantasmagorique provoqua chez les extrémistes catholiques des violences inouïes. Parfois une simple affiche peut mettre le feu aux poudres quand elle mêle la croix chrétienne et la croix gammée évoquant les relations ambiguës entre le Vatican et le IIIe Reich comme pour le film de Costa-Gavras Amen. sorti en 2002.
En revanche si les relations entre le cinéma et l’Église ont souvent été conflictuelles, l’Église a toujours considéré le cinéma comme « un art qui sollicite nos sens et nos émotions d’une manière particulièrement forte, car il met en œuvre toutes les ressources des autres formes d’art » analyse le P. Denis Dupont-Fauville, tout à la fois chapelain de la cathédrale Notre-Dame de Paris, critique de cinéma et animateur d’un ciné-club parisien. Le cinéma et la religion ont donc parfois fait bon ménage. Ainsi, Dès son apparition, l’Église catholique a considéré qu’il pourrait être un vecteur de propagande et servir d’appât pour des projections lumineuses destinées aux patronages et aux cercles d’études. Et si avant la Première Guerre mondiale il a été exploité comme un divertissement par l’Église, dès 1918 s’esquisse la volonté d’étendre les activités des patronages aux projections cinématographiques saines et respectueuses de la morale. Le cinéma américain quant à lui, rejeté dans un premier temps parce qu’instrument de perversion et contraire à la morale chrétienne, va peu à peu prendre de l’ampleur auprès du public catholique qui voit en lui un nouveau mode d’apostolat. Ainsi les films de Charlie Chaplin sont bien accueillis parce que divertissants même s’il y fustige la religion comme dans Le pèlerin (1923).
Dans le monde musulman, les pays arabes projettent de nombreux films qui parfois même traitent de la représentation du prophète. Et le cinéma égyptien en est la meilleure représentation par le biais du mariage de la parole, de la musique et du chant, en puisant dans la riche musicographie orientale. Le cinéaste Youssef Chahine en est certainement le plus bel exemple ; il a toujours pensé qu’il fallait bâtir en Égypte, dans ce carrefour de trois grandes religions, une modernité qui ne renie en rien la richesse de cette hybridité. Il tournera Ciel d’enfer (1954) avec Michel Chalhoub, lui-même d’ascendance chrétienne syrienne et ayant fait ses études avec Chahine au Victoria Collège d’Alexandrie, qui se convertira à l’islam et portera plus tard le nom d’Omar Sharif.
Mais le cinéma le plus représentatif de cette osmose entre religion et 7e art est bien celui de Pier Paolo Pasolini. Voilà un cinéaste, qui au sortir du fascisme italien a su redonner à l’Église catholique et à la figure du Christ une dimension à la fois archaïque et mythique. Fortement critiqué et condamné par les tenants d’une Église réactionnaire, le cinéaste de L’Évangile selon Saint Matthieu (1964) et de Théorème (1968) a toujours prôné une réflexion sur le sacré. D’ailleurs les deux films finiront par être reconnus et récompensés puisqu’ils recevront le grand prix de l’Office Catholique du Cinéma. Alors oui, le cinéma pasolinien est aussi un cinéma marxiste qui se veut une alliance entre le parti communiste et les communautés religieuses du christianisme primitif qui se dresse contre la pauvreté et l’exploitation.
Cinéma et religion n’ont pas toujours fait bon ménage, leurs rapports ont été souvent violents et houleux mais celui-ci a su, tout en la critiquant, changer son image et essayer de la débarrasser de ses dogmes, de ses erreurs et de ses travers qui ont terni auprès des croyants tout ce qui faisait sa grandeur en lui redonnant une dimension plus humaine.
Les nouveaux codes.
Martin Scorsese a été tout au long de son œuvre partagé entre agression et souffrance. Il écrit dans les premiers dialogues de son film Mean Streets (1973) : « On ne lave pas ses péchés à l’Église, on le fait dans la rue et chez soi… ». Son cinéma très empreint de religion, de rédemption et de culpabilité nous montre combien ses œuvres les plus emblématiques de La dernière tentation du Christ (1988) en passant par Kundun (1997) et Silence (2016) nous offrent une vision de la religion plus biblique que chrétienne. Le cinéma français lui aussi a su ouvrir la voie en nous montrant combien les choses se transformaient dans la société et en particulier chez les croyants. Depuis la condamnation du film de Jacques Rivette La religieuse (1966) jusqu’à sa réhabilitation et une nouvelle adaptation du roman de Diderot par Guillaume Nicloux en 2013.
Et si le cinéma poursuit ses investigations et pose un regard nouveau sur notre société et les dérives religieuses, il le fait d’une manière factuelle. Ce fut le cas avec le très beau film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux (2010) qui rappelle le drame des moines de Tibhirine et qui s’élève vers une interrogation humaniste plus que politique tout en montrant les moines comme des hommes ordinaires avec leurs peurs, leurs faiblesses, leurs fragilités. Ou bien encore plus récemment avec le dernier opus de François Ozon, Grâce à Dieu (2019), qui met quant à lui le doigt sur les abus d’un prêtre commis sur de jeunes scouts dans les années 80, sans jamais faire œuvre de critique ou de polémique, en nous restituant les faits tels qu’ils se sont déroulés.
Par ailleurs, le cinéma a aujourd’hui tendance à revenir aux préceptes du Christianisme en puisant à ses sources et en mettant en exergue le souci des premiers chrétiens. Cela peut passer par la reprise de vérités bibliques tel le message d’Esaïe 58 : « Voici le jeûne auquel je prends plaisir […] partage ton pain avec celui qui a faim, et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile ». Ainsi le film documentaire 58 de Tony Neeves sorti en 2011 reprend ce précepte et interpelle l’Église à partir de témoignages percutants d’hommes et de femmes d’ici ou là-bas sur l’univers impitoyable de la pauvreté. Le cinéma va jusqu’à désacraliser la figure papale en mettant en scène un souverain pontife qui doute et en allant à l’encontre même de la définition chrétienne du Saint Père dans le film de Nanni Moretti Habemus papam (2011). Alors, bien sûr le cinéma a su aujourd’hui s’emparer de la religion en particulier à la télévision pour en faire un véritable show, Ainsi l’on a pu voir ces dernières années certaines séries télévisées à gros budget telle Borgia où la figure religieuse teintée de scandale faire recette.
Le 7e art a donc su à la fois créer sa propre religion tout en explorant les préceptes de l’Eglise et en se les appropriant pour mieux les critiquer. Il a aussi certainement réussi à changer les mentalités en nous offrant un cinéma plus social et moins politique. Décrié par l’Église à ses débuts il est devenu un vecteur d’échanges culturels et de transmission du savoir.
Image à la Une © La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer. Société Générale des Films (Production).