Élever sans animosité sa voix contre celle d’un camarade, là réside toute la difficulté de l’exercice. Pourtant, à la lecture de la critique de Mommy parue dans ces pages numériques, il faut dire qu’on a aimé la projection de ce film, quitte à ne pas être d’accord.
Pour nous, tout se passe comme si le centre réel du cinéma de Xavier Dolan n’était pas dans la dramaturgie, pas dans la mise en scène, mais dans la couche épidermique des émotions. Osons le mot : dans la dimension épiphénoménologique de l’émotionnel. Derrière ce grand mot pompeux (sept syllabes, tout de même) se cache la chose toute simple, toute concrète, qui définit le but de tout art : te toucher. Te faire vivre quelque chose, sans forcément s’embarrasser de tout un bagage de références culturelles ou intellectuelles.
Tout est tourné vers le geste émotionnel. Tout est émotion et monstration de l’émotion. Ce qui compte, ce n’est pas son histoire, ce n’est plus la plastique de ses plans : encore plus intensément que dans ses autres films, ce qui se passe c’est qu’ils souffrent ou qu’ils rient, et que nous souffrons ou sourions.
Ce n’est pas un travail sur l’analyse psychologique des personnages. Ce n’est pas un engagement fort de résister à la capitalisation de l’esthétique des vidéos. Ce n’est pas une attention fine portée sur la dramaturgie. C’est juste – et merveilleusement juste – de l’humain, un peu brut, un peu pur, un peu archaïque et un peu social.
Bien sûr il y a un enrobage autour de cette humanité, et nous ne saurions le négliger ni le dénigrer massivement. Ainsi, la musique renforce cette attention portée à l’émotion. Elle était présente au moment de l’écriture, a inspiré certaines scènes et ne peut en être dissociée. Elle nous guide, nous aide à prendre du recul par rapport aux images, ou au contraire à nous immerger dans ce que ressentent les personnages. À aucun moment il ne s’agit d’une solution de facilité. Xavier Dolan utilise avec intelligence des morceaux porteurs en eux-mêmes d’une charge émotionnelle forte. En effet, ils sont issus de la musique populaire, qui a pour caractéristique de véhiculer de façon simple et rapidement mémorisable des émotions. De plus, ces tounes – en québécois dans le texte – familières pour la plupart des spectateurs, rassurent. Il faut donc beaucoup de tact pour que la musique ne prenne pas le pas sur ce qui est montré mais le mette en valeur. Et Xavier Dolan sait avoir cette maîtrise sur sa matière.
C’est même toute une culture populaire qui est montrée et revendiquée par le cinéaste. Par la musique, les costumes, le parlé coloré des personnages, les références télévisuelles assumées. Le petit et le grand écran se sont nourris dès leurs débuts l’un de l’autre : ainsi du scopitone puis du vidéoclip, développé d’abord par les chaînes de télévision, mais dont certains cinéastes renommés se sont emparés. Il ne s’agit donc pas d’un manque de culture mais d’une grande cohérence entre le propos et la façon de le mettre en forme. En somme, l’esthétique de Xavier Dolan est en phase avec son propos, elle le sert, le supporte.
Et c’est probablement pour cela qu’on va voir ses films. Ne nous leurrons pas. L’inscription de ce jeune cinéaste dans un patrimoine culturel « noble » s’est faite de manière trop scolaire (des suites pour violoncelle seul de Bach au plan des marshmallows dans Les amours imaginaires) pour représenter l’intérêt de son cinéma. Son esthétique vintage a séduit un moment et s’essouffle peut-être un peu à présent – encore que Tom à la Ferme démontre la poursuite d’une quête visuelle. Les intrigues de ses films peuvent aisément se résumer à un mouvement linéaire assez pauvre. Et alors ? C’était le cas de la tragédie grecque. Et, comme chez Dolan, dans la tragédie, ce qui compte, c’est la communication émotionnelle. La forme (les vers d’un côté, de l’autre une esthétique trop contemporaine et old school à la fois) est le vecteur, non d’un fond intellectuel, mais d’une force émotionnelle.
Parce qu’au fond, la vraie question n’est pas de savoir si ce garçon a sa place dans l’histoire du cinéma, mais de définir si nous ne devons pas sortir de cette vieille binarité fond/forme, si le fond et la forme ne seraient pas tous deux rien que l’emballage (l’une pour les esthètes et l’autre pour les savants) d’un geste de contamination émotionnelle. Et, partant de là, que nous importent les faiblesses du packaging marketing et intellectuel, si l’on est touché ?
C’est peut-être cela qu’on appelle le mauvais goût : être touché sans avoir le droit de l’affirmer, parce qu’on n’arrive pas à inscrire l’objet touchant dans un paysage culturel valorisé et que notre identité sociale est en jeu.
Il s’agit juste de l’assumer. Si le dogme culturel devenait rejet massif des films de Xavier Dolan, j’espère que nous aurions encore la force de les aimer avec nos tripes.
Revendiquons le droit d’aimer !
Un article en co-écriture de Timothée Premat & Karine Daviet !