La beauté sauvera le monde… Lorsque Fédor Dostoïevski écrivit cette phrase, se doutait-il qu’elle resterait dans la postérité comme une énigme capable d’agiter encore notre réflexion ?
Mais qu’est-ce que la beauté au juste, hormis la réduction contemporaine qui fait d’elle un pseudo-émoi érotico-pitoyable d’exilés de nous-mêmes que nous sommes devenus ? La lente destitution ontologique du passage de l’être au paraître a conditionné la beauté au rang de petits cubes parfumés utilisés pour relever une soupe en poudre. Désormais la beauté se dilue sur feu doux ; entendons par beau la mise généralisée sous cellophane de nos palpitations. La beauté est reconnaissable à ces heures parce que nous la consommons, elle participe ainsi matérialisée et figée à son tour à la marchandisation générale. Est beau ce que nous achèterons pour paraître un peu plus, et attention le marketing spécialisé en vessie-lanterne peut aller très loin en ce domaine, le tout en nous racontant une histoire diluant le faux en vrai afin que notre égo ronronne son p’tit moment d’éternité cartonnée. Bref, Dostoïevski nous montre la lune, nous regardons son doigt, en dociles diminués de la rétine. Pourtant, par amour ou pitié pour notre genre humain, la beauté, la vraie, celle pour laquelle de vrais artistes ont donné leur vie entière, continue à semer sur nos chemins quotidiens ses graines explosives qui consistent à nous émouvoir le corps et l’esprit dans le réel. Oui, la beauté nous déconnecte par surprise pour nous rendre, par le cœur à corps de pouls, à l’excellence suprême du mouvement. Nous v’là-ty pas fauchés hors du temps binaire par la terre de nos ancêtres et par-delà intimement la nôtre !
Beauté, ma première rencontre avec elle est inscrite en moi, comme un éclat d’émoi que ma chair garde comme un trésor. C’était au musée Rodin, à Paris. Soudain, une sculpture de Camille Claudel, qui baignait dans une lumière d’août, attira mon regard. Quelques pas plus tard et, en plein milieu d’une enjambée fébrile, sentant comme un danger salvateur, les lèvres de la beauté posèrent un baiser sur l’ovale de mon cœur endurci, déchirant ainsi en deux le voile en cotte de mailles qui me protégeait d’aimer. La beauté est un démaillage fulgurant de notre crasse intérieure qui vient soudain pour remettre en vie. Effrayant, le démaillage, parce qu’amoureusement, il vous dénude couche après couche, pour vous faire prendre conscience de votre lâcheté à vivre vraiment. Ce jour-là, Claudel m’ouvrit la porte du cœur et les conséquences furent immenses : j’entrai enfin dans le réel.
Claudel. Prénom Camille. Femme sculpteur. Allons pour sculptrice. En 1888, elle taille dans un bloc de marbre L’Abandon, inspiré par une légende indienne, Sakountala : un prince néglige une mendiante qui lui jette un sort, celui de perdre la mémoire de sa bien-aimée. Il jette alors l’anneau de celle-ci à l’eau. Dépitée, la jeune femme n’a plus de nouvelles ; épuisée, elle part mourir dans le désert. Un pêcheur retrouve l’anneau dans le ventre d’un poisson ; il l’offre au prince qui soudain, à son contact, retrouve la mémoire de son amour. Aussitôt, il part à sa recherche et la découvre mourante appuyée sur un arbre. Camille Claudel immortalise les retrouvailles, l’homme à genoux tente de relever la jeune femme. Paul, frère de Camille écrit : « Dans [la sculpture] de ma sœur, l’esprit est tout ; l’homme à genoux, il n’est que désir, le visage levé, aspire, étreint avant qu’il n’ose la saisir, cet être merveilleux, cette chair sacrée, qui, d’un niveau supérieur, lui est échue. Elle cède, aveugle, muette, lourde, elle cède à ce poids qu’est l’amour, l’un des bras pend, détaché comme une branche terminée par le fruit, l’autre couvre les seins et protège ce cœur, suprême asile de la virginité. Il est impossible de ne rien voir à la fois de plus ardent et de plus chaste. Et comme tout cela, jusqu’aux frissons les plus secrets de l’âme et de la peau, frémit d’une vie indicible. La seconde avant le contact. »
Camille Claudel. Fragile. Géniale. Une femme parmi trop d’hommes, trop sûrs d’eux, trop rustres, trop lâches. Une femme internée à trente ans, en 1913, pour psychose paranoïaque. Fatiguée, la Claudel, par trop de ces hommes incapables d’assumer leur amour paternel, fraternel ou conjugal, des figés du cœur, accentuant ses failles ; on n’imagine pas les bienfaits d’un regard aimant courir sur la peau, elle en a manqué et pourtant, aujourd’hui ses œuvres sont capables de parler à chacune et chacun d’entre nous. Tant ces corps expressifs en proie aux difficultés de l’existence nous concernent, mais tous sont traversés d’une intensité de vie qui semble figée dans la matière, qui pourtant est capable de nous faire naître. Camille nous convertit au temps humain de nos membres, de notre chair, au temps hors du temps de l’amour déployé, elle nous informe que nous sommes si beaux, si belles, en humains et si laids, si laides, en monstres décharnés par nos désertions intérieures. Folle, Camille ? Non. Elle soulève pour nous le voile, elle l’inverse, nous dévoile encore notre monde inchangé au sien, où nos politiques, nos dirigeants, nos élites sont toujours aussi fous. La beauté, chez elle, c’est de rendre ses sculptures plus vivantes que nos propres muscles qui dégénèrent sous un rythme d’automates désabusés.
La beauté sauvera le monde — parce que la beauté du vivant sublimée dans l’immobile est capable de changer le regard et le cœur. C’est nous qui serions fous de passer à côté de ce précieux dérèglement, nous mais sûrement pas Mademoiselle Camille Claudel.
Image à la Une, Camille Claudel.