« Je pense que les processus historiques ont un sens et qu’il faut l’assumer, sous peine de désespoir absolu. L’adhésion à ce sens, aujourd’hui, après la fin des idéologies, ne peut être que la redécouverte du religieux. » – René Girard.
Le travail de la culture, en son sens archaïque, est inséparable du travail de l’espèce : ainsi du tissage gigantesque des « lignées » sur la trame organique de l’histoire, et de son double, le « système de la parenté », qui structure les fondements juridiques de la Cité, détermine le domaine de la légalité. Nous pourrions faire une lecture génétique de l’histoire humaine, des sociétés primitives aux civilisations les plus développées, tout en gardant à l’esprit que cette génétique est inséparable de la production culturelle, est un effet de la culture. Les hommes n’ont, en effet, pas attendu l’invention des sciences modernes et la construction de nos laboratoires pour manipuler le génome humain. Ce que l’on découvre récemment (ou que l’on redécouvre), c’est que l’encodage des séquences génétiques, les modifications structurales qu’implique toute mutation, sont des manipulations de nature essentiellement « épigénétique » : c’est en produisant notre environnement, matériel et spirituel, que nous orientons le devenir de l’espèce, que nous nous modifions nous-mêmes ; nous sommes les artisans, beaucoup plus que les instruments, de notre propre évolution. C’est en ce sens que le travail de l’espèce est inséparable du travail de la culture, qui l’organise en même temps qu’il le rend possible.
L’histoire du peuple juif, telle qu’elle est contée dans l’Ancien Testament, est une illustration du préjugé génétique qui domine l’Histoire. Les tribus que forment les « Enfants d’Israël » s’agglomèrent en une communauté qui se détermine elle-même en tant que Nation, en tant que Peuple, en tant que Destin. Le peuple juif est « élu », choisi par Dieu, comme instrument, comme médiation, pour réaliser Sa volonté sur la Terre. Son destin n’est pas universel, il n’est pas le lot partagé par tous les hommes. C’est un destin « personnel ». Il est le fruit d’une Alliance entre Dieu et la Communauté ; c’est un privilège, autrement dit un maillage d’interdits et d’obligations qui a fonction d’« isoler le génome » et de l’encoder sur les bases d’une programmation nouvelle et spécifique (les Commandements). La loi qui opère la sélection et le dressage est un code de conduite, un système de prescriptions censé orienter l’action de la communauté vers la réalisation de la « Promesse », celle d’établir Israël comme une Nation souveraine parmi les nations, de lui octroyer une Terre et de placer à sa tête un Roi (le Messie) qui rétablirait l’Âge d’Or des temps bibliques du règne de David.
Or voilà que l’apparition du Christ vient tout bouleverser : il est question d’une alliance nouvelle entre Dieu et les hommes, d’une relation d’amour inconditionnel dont la seule évocation fait vaciller les tables de la loi. Il est question d’une « bonne nouvelle » : l’ancienne loi n’est pas confirmée, elle est abolie. Plus exactement, elle est précisée. La loi que les hommes doivent connaître et comprendre est en réalité très différente de la règle qui rend possible la communauté humaine : elle n’est « pas de ce monde ». Le Christ enseigne que la loi et la compréhension de la loi sont deux domaines distincts et qui finissent par s’opposer ; il enseigne qu’une autre compréhension de la loi est possible et que celle-ci implique une autre pratique qui elle-même rend possible pour les hommes sur la terre ce que les termes de l’ancienne alliance ne pouvaient pas même concevoir. Cette « alliance nouvelle » n’est plus entre la communauté et Dieu, mais exprime et comprend toute relation de l’homme à l’homme, de l’être au vivant. C’est un rapport individuel au divin, à l’absolu, que le Christ incarne. Non seulement le préjugé qui a permis à l’ancienne alliance de s’accomplir n’est pas reconduit par l’Évangile, mais il est surtout dévoilé comme interprétation mensongère et trompeuse, sciemment manipulée par des mains et des esprits pervers, constituant l’un des principaux obstacles à la « libération » achevée de l’homme.
Le Christ incarne l’avènement historique de l’individu : pour lui, la « lignée » n’est qu’un support. L’être n’est plus déterminé par le sang, mais par l’esprit ; la destination humaine n’est plus du ressort de la communauté, mais de l’être individuel. L’espèce n’est plus pour lui qu’un alibi, ou, pour le dire autrement, l’espèce n’a plus besoin du travail colossal des « lignées » car elle s’est donné les moyens (par le travail « inconscient » de la culture) non seulement de subvertir ses propres stratagèmes, par lesquels elle aura dépassé (conservé dans le dépassement) les conditions animales de la survie, mais aussi de s’extraire progressivement, en les exposant clairement à la conscience, de ses mémoires archaïques. L’apparition du Christ dans l’Histoire représente la possibilité ouverte pour les hommes de se détacher une fois pour toutes des formes historiques de leur évolution, de liquider définitivement les dispositifs d’éducation qui leur auront permis jusqu’ici de se tenir debout, pour apprendre enfin à marcher seuls, par leurs propres moyens. Ce n’est donc plus, à partir de là, la communauté, mais c’est l’individu qui devient « véhicule de la loi », cependant que la communauté se dirigera, elle, vers les clôtures archaïques, tout entière emportée par les mouvements totalitaires de l’Histoire.
La mutation dont il est ici question (et dont le Christ n’est absolument pas tenu pour responsable) ne se produit pas une fois pour toutes. C’est un processus qui s’inscrit dans le temps et qui conditionne le mouvement historique dans son ensemble, des racines les plus profondes de la culture la plus archaïque (dont notre corps, dans chacune de ses cellules, reconduit à chaque instant les mémoires), jusqu’à la surface des choses les plus accessibles à notre conscience. C’est une séquence historique qui s’ouvre avec l’émergence de la Cité et qui s’achève aujourd’hui dans l’élaboration du Village planétaire, du Système-monde ou Gouvernement mondial ; parce qu’elle consacre la domination universelle de la civilisation occidentale sur la totalité du champ de la culture humaine, elle est appelée Christianisme ou Civilisation judéo-chrétienne.
Nietzsche a raison lorsqu’il parle du « poison du christianisme », qu’il assimile à un ver introduit dans le fruit noble par excellence de l’arbre de la civilisation : le Droit romain, le Code civil ; le christianisme renverse tout, il agit, nous dit le philosophe moustachu, comme un processus de décomposition. Pire ! Son développement même implique la désintégration des programmations historiques, sociales et religieuses qui furent jusqu’ici et de tous temps les fondements de la civilisation humaine, et menace, à terme, de rendre la reconduction de celle-ci impossible. L’eschatologie monothéiste, quant à elle, évoque ce processus historique comme étant celui de « la Fin des Temps », qu’elle définit comme une période de troubles et de grandes souffrances à laquelle correspond une période de « Révélation » « des choses cachées depuis la fondation du monde ». Au-delà des croyances millénairement associées au « mythe » de l’Apocalypse, ce que la succession des crises actuelles a d’inhabituel dans l’ordre des crises qui, de tous temps, ont défait et fait l’histoire des différentes communautés humaines, rend manifestes aujourd’hui certaines données religieuses qui n’étaient jusqu’ici que supposées.
Considérons un instant cette formule célèbre des Évangiles, que nous restituons ici telle que nous la trouvons dans l’apocryphe de Thomas, Logion 16 : « Peut-être les hommes pensent-ils que je suis venu semer la paix dans le monde. Ils ne savent pas que je suis venu semer la division sur la terre : un feu, une épée, une guerre. Il y en aura cinq dans une maison : trois seront contre deux et deux contre trois, le père contre le fils, le fils contre le père. Ils se dresseront solitaires et simplifiés. »
Cela fait plus d’un siècle que nous faisons l’expérience explicite et radicale de cette parole terrible attribuée au Christ. Sur le plan anthropologique, le glaive signifie qu’une rupture se produit au sein de la filiation, du « système de la parenté », dont les fondements sont sapés ; cette rupture est donc une rupture de l’ordre juridique en lui-même : les structures extraordinairement compliquées de la légalité, qui furent comme les échafaudages ou les béquilles de la civilisation, son système immunitaire autant que son principe d’action, ne seront plus en capacité de remplir leur fonction. Au contraire risquent-elles de devenir l’un des principaux facteurs du déchaînement généralisé de la violence – qui est le seul aspect véritablement universel et partagé de la Révélation. La communauté formelle, qui est au cœur du phénomène de la Cité, ne pourra plus exister comme intermédiaire entre l’homme et sa puissance, ni comme une autorité supérieure qui pourrait être l’arbitre de ses responsabilités. C’est, pour le dire d’une formule, la dialectique de l’individu et de la communauté, telle qu’elle s’est constituée jusqu’ici, qui s’abolit progressivement ; cela ne signifie pas qu’il n’existera plus de communauté humaine, mais que nous sommes entrés dans un « vide juridique » qui est à la fois notre plus grande chance et notre plus grand danger.
Ce que pourrait devenir une communauté humaine après la crise que nous sommes en train de traverser, dans ce que j’appellerais ironiquement un « christianisme achevé », est sans doute plus difficile à concevoir qu’à réaliser ; elle sera aussi certainement plus difficile à réaliser pour nous qu’elle ne le sera pour nos enfants. Ce sont nos actions présentes qui déterminent le monde dans lequel nous entrerons demain, non l’inverse. Notre préoccupation, pour l’heure, n’est pas le modèle que nous choisirons pour construire la société du futur : cette tendance est celle de la clôture archaïque, l’esprit de ceux qui n’ont pas entendu l’écho de la « bonne nouvelle » ; pour l’heure, nous assistons, du haut de nos ruines potentielles, à un déferlement du dionysiaque dans l’Histoire, de l’hubris globalisé, à un moment où toutes les tentatives pour conserver l’ordre établi, pour reconduire l’ancien monde, pour l’adapter aux enjeux de la vie future, et bien qu’elles soient vraisemblablement vouées à l’échec, ne cessent de subvertir nos espérances et d’engendrer des formes nouvelles de la guerre universelle qui se poursuivra jusqu’à ce que l’extinction complète et définitive de l’expérience humaine sur la Terre soit achevée.
S’il y a un processus historique et que celui-ci a un sens, la Révélation, le dévoilement de ce sens (Apocalypse), n’est pas une réalisation collective et partagée, mais se trouve en la puissance de l’individu seul ; mais il existe une dimension collective à cette réalisation humaine, spirituelle, qui imprègne le tissu historique et social et le contamine à mesure qu’elle se répand. Expansion qui se trouve extraordinairement favorisée par le développement technologique des cinquante dernières années. Ce mouvement « de l’esprit dans l’Histoire », que nous l’appelions christianisme ou que nous décidions de lui attribuer un autre nom, et qui nous expose au plus grand péril peut-être jamais rencontré par l’homme – le déchaînement incontrôlé de sa propre puissance – rend nécessaire une expérience intégrale et inédite de l’incarnation humaine, exprime le besoin d’une relation de l’homme à l’homme et de l’être au vivant pour laquelle nous ne disposons d’aucun modèle dans l’Histoire.
Image à la Une © Lilia El Golli, Carbone 14.