De la difficulté d’aimer les genres déclassés.
Depuis l’antiquité grecque et jusqu’à nos jours les genres sont hiérarchisés : c’est là un des principes de définition de « l’élite culturelle ». Voudrait-on venir à bout de cette idée, il se trouvera toujours des voix pour profiter de ce progressisme littéraire pour nous rabaisser. Cette échelle de valeur est encore présente intensément dans notre vingt-et-unième siècle péniblement libertaire. Pourtant, objectons. Objectons qu’il est de mauvais romans, de mauvaises pièces de théâtre, et, au contraire, de bons policiers, comme de bons romans d’anticipation. Ceux d’Asimov sont de cette trempe : dotés d’une réelle maîtrise littéraire et de tous les attraits du genre. Il n’existe pas de mauvais genres ; il n’y a que des bouquins, bons ou mauvais.
Et voilà ! Je suis encore et déjà en train de me justifier d’aimer les genres délaissés, parfois.
Ce qui compte, c’est d’aimer, de partager. Et parfois le partage précède même la découverte : c’est un roman trouvé dans la rue, exposé sur un plot du troisième arrondissement lyonnais, par un après-midi d’été. Il faudra d’ailleurs que je pense à l’y remettre.
Et c’est une belle découverte. C’est notre humanité, projetée dans un avenir lointain où l’on dresse les lois statistiques (sorte de sociologie prédictive) de l’esprit humain, où l’avenir se trouve écrit dans les algorithmes de la pensée humaine. Où ce plan – la psychohistoire – mental et politique est vénéré comme un dieu – miroir cruel de notre positivisme. Une dramaturgie bien sentie, une plume efficace et généralement bien traduite, un regard divergent et puissant sur la psychologie : Asimov se sert de cette projection futuriste pour interroger (au travers des machines, au travers de mutants psychiques) ce que nous sommes, la manière dont se structurent nos pensées et nos représentations du monde. Les préoccupations de ces êtres futurs sur le militaire, la manipulation psychique, la conception de l’humain et du non-humain sont sensiblement connectées aux nôtres. Cela nous parle.
Sans réduire une œuvre à la biographie de son auteur, précisons qu’Asimov est docteur en biochimie. Et c’est cet esprit éminemment scientifique qui nourrit sa fiction : tout, jusqu’au moindre détail, se tient. Virtuose, Asimov l’est aussi dans la narration et dans la dramaturgie : sans que l’on sache comment, au détour d’un des moments clefs qui peuplent ses œuvres, nous nous rendons compte qu’il s’est joué de nous, que la réponse, bien sûr, était là, présente dès le début, sous nos yeux, mais que nous l’avons naturellement écartée. C’est rageant. Mais surtout, c’est impressionnant de savoir-faire. Et son récit est si bien tenu que l’on s’y perd allègrement sans que jamais cela ne porte à préjudice : oui, nous sommes régulièrement désorientés, mais toujours nous retombons sur nos pattes. Parce que tout se tient merveilleusement bien, parce que l’ossature invisible est forgée avec art. Les derniers mots vous remettent à votre place. Si Gide prétendait à propos des Faux-Monnayeurs « ne gagner [son] procès qu’en appel », Asimov sait le gagner en première lecture, et vous donner encore envie de vous y replonger.
Et quelle jouissance d’entendre dans un récit littéraire parler d’astronefs, d’années lumières, d’esprits mutants, de planètes colonisées, de mondes abandonnés, de conflits d’une échelle époustouflante !
L’espace, le temps, l’esprit humain, l’affection, le pouvoir, la technologie, les statistiques, la prédictibilité de l’avenir : toutes les préoccupations que nous connaissons sont représentées dans son œuvre, et fort bien représentées. Courez, volez, rampez chez votre libraire : il est rare qu’un si grand plaisir de lecture se conjugue avec une réflexion aussi profonde et accessible.
Notamment, le cœur du cycle Fondation, écrit entre 1942 et 1944 :
Fondation, Isaac Asimov, Gallimard, 6,20 €
Fondation et empire, Isaac Asimov, Gallimard, 6,80 €
Seconde fondation, Isaac Asimov, Gallimard, 6,80 €
Et autres livres, autres cycles, autres éditions : la liste des ouvrages d’Asimov est aussi longue que celle des prix qu’il a reçu.