Les rites funéraires sont parmi les plus vieux repères dont disposent les hommes pour inscrire et enrichir le récit de leur civilisation. Mais plus fascinant encore est le lien qui unit la mort et la mise en scène des héritages culturels à travers le temps.
C’est l’histoire d’une tradition ancestrale, ou plutôt : l’histoire d’un tissu, dans un pays de steppes à perte de vue, et de cimes si hautes qu’elles portent le nom de Monts-Célestes (les Tien-Shan). Au Kirghizstan, il suffit de se référer aux contes traditionnels pour comprendre l’importance accordée à la chevelure des femmes – longue, noire, mystique, soyeuse, solide comme le crin des chevaux. Le premier héritage de cette histoire est donc génétique. Résultat du croisement entre les peuples descendus de Sibérie et les peuples turciques au IXe siècle, venus en Asie centrale pour convertir les nomades à l’Islam. Si la chevelure présente un caractère sacré dans la culture kirghize, il en va de même pour les coiffes qui la protègent, et l’une d’elles symbolise à merveille l’unité entre la vie et la mort, entre le corps et l’âme. Sous la forme d’un turban, cette coiffe est appelée életchek (ou parfois kaliak), composée d’un tissu léger de soie ou de coton blanc, et d’une longueur pouvant mesurer jusqu’à trente mètres de long. Originellement, la femme tisse un életchek pour célébrer la naissance de son premier enfant, puis l’arbore lors des grands évènements. À la mort de son mari, elle déroule la coiffe afin d’envelopper sa dépouille avant sa mise en terre, ce qui fait de l’életchek l’offrande du landau au linceul.
Les cercueils n’existent pas dans la culture nomade ; ils sont tenus en horreur dans une réaction de claustrophobie funèbre, considérés comme une obstruction malsaine entre la terre et l’âme après la putréfaction des tissus (et du tissu, en l’occurrence). L’életchek est en cela un anti-héritage ou, pour le qualifier autrement, un héritage inversé du vivant à l’égard du mort, de la femme à l’adresse de l’homme qui emporte la coiffe dans la mort, au plus profond de la fosse et au plus près de la peau. Attribut holistique du nomadisme, l’életchek établit une passerelle directe entre la naissance de l’enfant et la mort du géniteur, la terre et le ciel, caressant dans un même mouvement, à la fois réel et symbolique, l’évocation de la douleur d’enfanter et la perte de l’être aimé. La femme, en se dépouillant de son életchek – la coiffe pouvant peser plusieurs kilos – laisse ainsi son empreinte dans la mort par l’intermédiaire de mèches abandonnées sur le tissu.
La représentation sédentaire de la disparition et l’obsédante marche du progrès imposent généralement l’inverse : on s’attarde sur ce que le mort laisse pour héritage – intellectuel ou matériel – à l’adresse des vivants.
L’életchek est l’objet qui cherche à ne pas perdre le fil entre les deux Mondes. Naître, vivre et mourir s’accompagne avec lui d’une symbolique intime qui ne peut avoir d’écho que dans le silence et le dépouillement. Quand le reste n’est qu’oraison funèbre ou l’héritage déjà perdu des mots face à la mort.
Image à la Une © Lilia El Golli, Carbone 14.