Les utopies ordinaires

Pieter Breugel

d’ecotopia à egotopia.

« L’architecte et l’urbaniste ont trop souvent pensé au bonheur de tous, imposant à chacun des normes et des standards qui ne correspondent à personne, sans jamais se préoccuper du sens même du mot bonheur et encore moins de celui du mot utopie ». (Thierry Paquot, Utopies et utopistes, Edition La Découverte, Paris, 2007)

Depuis quelques années, on reparle d’utopie en architecture et en urbanisme principalement pour chercher à répondre au défi écologique mondial qui exigerait un changement radical d’habitat. Mais derrière ce nouveau recours à l’imaginaire se cache aussi une réaction à l’ordre gestionnaire, identitaire et sécuritaire, accusé de banaliser notre cadre de vie, ainsi que, pour les professionnels concernés, la nostalgie d’un âge d’or où l’architecte-urbaniste, de Brunelleschi à Le Corbusier, disposait d’un mandat quasi démiurgique. Reste que le défi n’est pas seulement technique ou artistique, mais sociétal, et sur ce point, le caractère naïf et totalitaire des constructions et planifications idéales, souligné par bon nombre d’observateurs, de Françoise Choay à Thierry Paquot, semble sans appel. Censés en être avertis, nos rêves ordinaires d’habitat s’avèrent-ils moins puérils ?

Ecotopia…

Bâtie par la main invisible d’une concurrence pure et parfaite, voici d’abord Ecotopia (contraction d’économie et d’Utopia). La loi du marché y tient lieu de règlement d’urbanisme et de style architectural, via la spéculation foncière, la rentabilité spatiale, le marketing immobilier et la standardisation industrielle. Sa capitale, Houston, est l’exemple d’une urbanisation avide de valoriser, c’est-à-dire de construire et de commercialiser avec plus-value, tout espace public ou privé. Dans ce monde, l’idéal architectural tend vers une construction du type gratte-ciel de style international, massive et rationaliste en vue de rendement, ou de style organico-hypertech dit Blob (Binary Large Object), spectaculaire en vue de publicité. Malheureusement, cette utopie, entre autres inconvénients, se voit limitée par l’épuisement et la pollution de ses ressources.

C’est sans doute pourquoi est née Ecotopia, l’écologique, censée être plus durable. L’homonymie peut prêter à confusion, mais est-elle si différente de la précédente Ecotopia ? Ayant cette fois pour capitale Masdar, ce monde meilleur serait constitué, à ce qu’on dit, d’un réseau d’éco-villages et d’éco-villes, elles-mêmes composées d’éco-quartiers, où vivraient des éco-citoyens aux comportements éco-responsables.

La diversité et la mixité urbaines seraient savamment planifiées, et l’habitat soumis à de nouveaux diktats performantiels. Dans la région d’écoFrance, les logements, regroupés en petits collectifs d’échelle intermédiaire entre la maison individuelle et le grand ensemble, seraient tous disposés parallèlement et orientés au Sud. Toits et terrasses seraient plantés d’espèces végétales calibrées ; les fenêtres resteraient closes en permanence afin de contrôler le renouvellement d’air ; ainsi que seraient strictement surveillés les déchets et les déplacements !

Ce n’est pas pour demain ? A voir ! Toujours est-il que cette cité idéale ne paraît, par certains côtés, qu’un sursis technique de l’Ecotopia ultra-libérale. Il s’agit toujours d’une utopie progressiste, dont l’espoir technologique reste associé à un marché idéalisé où l’homme reste cible et variable d’ajustement.

Erotopia…

En alternative se présente Erotopia, dans la lignée des utopies sociales qui, du familistère de Godin à l’architecture alternative de la contre-culture, demandent à l’habitat d’assumer ou d’accompagner des projets non plus de concurrence, mais de coopération. L’utopie consiste cette fois à organiser un entre-soi, une communauté d’intérêt ou de peur. Ainsi trouvera-t-on, en ce lieu globalement idéal, ici, une ville privée ; là, une communauté à l’accès contrôlé ; là encore : une cité patronale, un ashram, un village-vacance, un kibboutz, un monastère, un camp de gens du voyage, un parc à thème, une cité universitaire, un village amish…

Quoi de commun, morphologiquement, entre la spirale symbolique d’Auroville, la stratification d’Arcosanti, ou l’étalement de Sun City en Floride ? Erotopia n’est pas globalement normalisée, ni structurée. Ses avatars peuvent être futuristes, comme le projet Epcot de Walt Disney, ou archaïques, comme dans certaines communautés hippies, mais tous partagent le paradigme ou l’échelle du village, assurant de rester entre gens de connaissance.

Deux variantes érotopiques vous sont probablement connues : Trifouillis-les-Oies et le lotissement Les Thuyas, modèles dérivés, plutôt dégradés, du village traditionnel, et de la cité-jardin.

L’un, fantasme de solidarité ayant pour emblème le bistrot, je veux dire la place publique, parie sur la culture et entend se conformer à un autrefois mythique en mimant ou momifiant l’architecture du passé, d’autres diraient en dysneylandisant ou muséifiant la cité.

Le second, fantasme d’équité ayant pour emblème le potager, issu de modèles historiques tels New Harmony (R. Owen) ou Broadacre City (F.L.Wright), mise sur la nature et finalement, promeut le lotissement pavillonnaire, c’est-à-dire un habitat individuel, en idéal collectif.

L’utopie quasi parfaite c’est le cyberespace

Egotopia…

Ceci conduit à Egotopia, parachèvement d’Erotopia, car dépassant l’entre-soi ou le chez-nous, est le chez-soi… voire le soi-même ! La maison individuelle, c’était déjà bien, on pouvait y cultiver son pré carré, filtrer les visiteurs, qui plus est au sein d’un lotissement privé surveillé, mais aujourd’hui, le top du top, l’utopie quasi parfaite, c’est le cyberespace. Prédit par Mc Luhan, le village planétaire a pris corps en le village global du Web 2.0, dont la figure urbaine pourrait être Sim City. Enfin une utopie proprement dite, sans lieu, assurant une vie et une compagnie idéales ! Un monde de je et de jeu permanents ! Mieux que la villa Sam’Suffit, voici donc Sim’Suffit, la résidence numérique universelle, pourvu de disposer d’un écran et d’un abonnement internet !

Ainsi, face à la ville-marché sauvage et à la ville durable austère, les cités radieuses des utopies sociales, de la Civitas Solis de Campanella à la Sun City de Del Webb, ne proposent guère qu’une cooptation, en guise de coopération. Quelle que soit leur forme, leur épure vaut épuration, et leur bonheur est contenu.

Loegotopia…

Bien souvent opposées, les constructions utopiques évoquées ne sauraient coexister sur un espace se raréfiant… sauf dans Loegotopia : la cité qui permet leur emboîtement dans des unités spatiales, légales et logiques, dites zones d’urbanisme. Les concurrents d’Ecotopia et les coopérants d’Erotopia, y sont admis en tant qu’individus, egos en droit. Comme toute cité idéale, Loegotopia entend soumettre la géographie à la géométrie, mais la diversité et la complexité croissantes qu’elle s’est donnée de coordonner l’amène à toujours davantage sophistiquer sa figure mathématique. La ségrégation, de systématique, devient systémique ; de la ville cybernétique (N. Schöffer) à la ville augmentée, la cité se fait de plus en plus intelligente et numériquement assistée. Metropolis se meurt, vive Matrix !

En définitive, ce qu’il y a de vraiment universel dans nos modèles architecturaux et urbanistiques, paraît être leur caricature à tendance dystopique. Peut-être est-il temps de reconnaître que la participation de ces arts de l’espace à l’avènement d’un monde meilleur, tient moins à la qualité de leurs oeuvres, qu’à la capacité de la société à habiter celles-ci, tels les échouages investis par la vie sous-marine ; que sans eux se révèlent davantage l’inconscient collectif et le génie du lieu ; et qu’à vouloir servir une utopie, mieux vaut une utopia povera (J.-C Bailly), échaudée par les désillusions.

Jean Pierre Petit

Rédacteur / Urbaniste

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