L’aube et la nuit

Albert Camus

les écrivains d’après-guerre.

Il y a dans la France de l’entre-deux-guerres, la naissance d’une littérature ambivalente et audacieuse. À la façon d’un cri de détresse et d’un regard désabusé, elle rend non seulement hommage à ceux qui ne sont pas revenus de l’enfer des tranchées, mais elle est aussi un témoignage plein d’amertume sur les réalités d’une époque. Georges Bernanos en donne le ton, s’attaquant à l’hypocrisie d’une société amnésique : « L’abjecte noce de l’après-guerre emportant pêle-mêle, à la queue de l’immense farandole, les manchots, les béquillards, les cul-de-jatte, et les gazés aux pommettes en fleurs, qui allaient entre deux danses, cracher leurs poumons dans les lavabos, c’est la France qui nous faisait cocus ».

L’exil pour exutoire.

Bernanos fit le choix de s’exiler, en Espagne d’abord, où il dénoncera la cruauté des franquistes lors de la guerre civile, puis en Amérique du Sud où il ne cessera de rechercher la possibilité d’une écriture dominée par l’espérance, la quête de la vérité, et une liberté féroce que l’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. « Je n’ai pas trouvé là-bas le paradis terrestre », dira-t-il de son séjour au Paraguay, avant de s’installer durablement au Brésil, « mais je sens bien que je n’ai pas fini de chercher […]. Je chercherai toujours cette route perdue, effacée de la mémoire des hommes. » Ses romans du reste, où l’onirisme côtoie une mystérieuse utopie des valeurs, présentent des innocents dénudés devant le malheur et la mort, mais qui se révèlent aussi touchés par la grâce. L’honneur, pour Bernanos, se trouve au sommet de la hiérarchie des principes et c’est ce qui le fera lutter si ardemment au travers de ses pamphlets, dans son exil brésilien, contre le régime de Vichy. Il exhorte sans relâche les hommes à « sauver l’honneur de l’Honneur » et à « faire un monde pour des hommes libres ».

Les Conquérants de Malraux est aussi, et sans doute, l’une des œuvres les plus emblématiques de son temps au sujet d’une utopie gravitant autour de l’exil, de l’idéal et de la solitude de la condition humaine. L’auteur de La Voie Royale dessine les contours d’une écriture nouvelle, plus lucide et brûlante encore, rejoignant en cela Blaise Cendrars. Ce dernier, amputé du bras droit lors de la bataille de Champagne en 1915, s’en ira bourlinguer selon le titre éponyme de son roman, pour fuir une Europe morose et atteindre le Brésil, d’où il tirera ses poèmes ainsi que le roman L’Or, relatant la gloire et la chute d’un orpailleur. Ce récit semble être l’étrange analogie de toute une époque : celle de l’entredeux- guerres, où des hommes meurtris rêvent d’une impossible prospérité tout en se dirigeant vers un autre charnier. Ses recueils de nouvelles, La vie dangereuse et Le Lotissement du Ciel, offrent des récits rhapsodiques sur l’atrocité des scènes de guerre, l’invitation aux traversées maritimes, la mélancolie des chants d’oiseaux et les rares éclipses fraternelles. La chaleur humaine et la nature vertigineuse du Brésil, pays qu’il nommait affectueusement « Utopialand », semblent panser les plaies de ce poète usé par le conformisme parisien. « Le voyage continue, mais sur les voies du monde intérieur » dira-t-il à son retour, dans une Europe de nouveau déchirée par la guerre…

À l’évidence, les grands conteurs de l’aventure humaine comptent aussi Joseph Kessel dans leurs rangs. Des exploits de l’aéropostale (Vent de Sable), à la formation de la Résistance (L’armée des ombres), l’auteur du Lion ne cessera de rendre hommage à l’audace des hommes qu’il a côtoyé. Son écriture épurée s’attache à peindre des hommes controversés, mus par le caractère, la sensibilité ou le génie, et qui partagent tous en commun la faculté de se construire un destin. Les chemins empruntés par ces personnages symbolisent bien souvent la puissance d’une utopie politique – Une balle perdue, Des coeurs purs – ou sentimentale – Belle de jour, Makhno et sa Juive, sur laquelle la tragédie vient apposer son point final.

Le cimetière des utopies.

Nous ne pourrions cependant parler du désenchantement de l’après guerre sans évoquer Louis-Ferdinand Céline. Celui qui abordera l’écriture sous une forme inédite, révolutionnant les codes et bousculant l’orthodoxie littéraire de son temps, est avant tout animé par un désespoir qui l’amènera à disséquer la nature humaine pour n’en montrer que sa vilénie. Chez Céline, après les invalides de guerre, les lois du fordisme créent des invalides de la vie civile. Aussi, si le Voyage au bout de la Nuit est un des plus grands romans de la littérature française, c’est sans doute pour la percussion d’un style et d’une rage inimitables : « Je refuse la guerre, et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas, moi… Je ne me résigne pas, moi… Je ne pleurniche pas dessus, moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient […] C’est eux qui ont tort, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : Je ne veux plus mourir. » Si son lyrisme porte encore les stigmates des traumatismes liés aux combats, l’auteur ébauche surtout une contre-utopie fondée sur la négation de tout espoir. Il se fait le chantre d’une poésie de la pénombre, des excréments, de la désillusion – cajolant parfois un évident cynisme – pour ne voir de seule luminescence chez l’homme que de furtifs instants de renoncement.

Dualisme d’après-guerre.

La naissance et la fin des grands conflits agissent en effet chez les écrivains comme une cristallisation de leurs idéaux. Du reste, ils aspirent moins à un hypothétique âge d’or de l’histoire humaine qu’à une plénitude de la conscience et de l’engagement. De là va naître l’existentialisme Sartrien, posant l’homme comme intrinsèquement libre de ses actes et impliquant que nous sommes tous des êtres non déterminés. L’écriture Sartrienne est cimentée par l’idée de responsabilité au sortir de la seconde guerre mondiale : « Nous sommes seuls et sans excuse. […] L’homme est condamné à la liberté. […] Jeté dans ce monde, il est responsable de tout ce qu’il fait ». Pour Sartre, nous sommes abandonnés sur terre, dans un monde qu’il n’appartient qu’à nous de faire, et pour lequel aucun esprit supérieur ne viendra nous tendre la main. Dès lors, l’homme est un projet, un idéal à faire, une utopie nécessaire dans laquelle la violence révolutionnaire s’exerce comme le moyen d’en finir avec la violence de l’Histoire.

Cette idée verra toutefois la contradiction d’Albert Camus, qui refuse quant à lui toute justification à la violence du totalitarisme, préférant défendre la figure de l’homme révolté contre l’absurdité du monde. L’œuvre de Camus pose ainsi la question suivante : comment aménager des espaces de liberté authentiques dans un monde figé, tendu entre des idéologies concurrentes qui n’ont de cesse de nier la vie humaine ? Après la découverte des camps d’extermination, l’épreuve de la bombe atomique en 1945, deux guerres mondiales à deux décennies d’intervalle, comment concevoir encore un espoir pour l’homme, une vision idyllique de son avenir ? L’une des phrases fondamentales de son roman La Peste peut sans doute offrir un embryon d’éclaircissement sur le sens de la Résistance, « Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté ».

Voilà peut-être, au fond, la plus fervente utopie des écrivains face aux drames et aux bouleversements qui jalonnent leurs époques, et qui vient résonner dans la nôtre : l’homme ne s’en sortira que par une honnêteté sans concession.

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