Maisonnée n°128

« Mais tant que nous nous éveillons chaque jour sous un soleil tranquille,
nous sommes tenus de mener notre vie de chaque jour.
Or, il est une catastrophe qui est déjà en très bonne voie :
la catastrophe de la conscience humaine antireligieuse. »
Le Déclin du courage, Discours de Harvard, 1978, Alexandre Soljénitsyne.

L’horloge de la maisonnée n°128 sonnait six heures. L’heure de notre lever. Comme chaque jour, depuis ma naissance, semble-t-il. Je m’appelle Gabriel. Tous, nous n’avons pas de nom. Je vis dans cette maisonnée depuis toujours. Après notre réveil, nous sommes conduits dehors sur le terrain de course du Stade Principal, face au Palais de l’Information. Le froid piquant de cette matinée du mois de mai ne doit pas nous arrêter. Nous avons été programmés pour cela.

Hommes et femmes sont répartis, dès leur naissance, dans les 51220 maisonnées que compte notre État. Nous vivons dans l’unique but de traiter, gérer et surveiller les données que l’on nous transmet sur les écrans. Du moment que l’information s’affiche, nous calculons, avertissons les autorités et signalons comme valide ou non-valide chacune des données. Nous ne devons pas avoir de scrupules, indique par fréquence régulière le téléscripteur de nos écrans. Notre vie se déroule ainsi sans accroc, sans incertitudes et sans pause.

Il n’y a pas de place ni pour la contemplation, ni la réflexion, ni même l’ennui.

La religion ? La Religion est absente. Personne n’y pense. C’est tout.

La croyance n’est pas interdite. Celle-ci est tout simplement devenue un mythe, une légende, dont parlait les anciens, des racontars de vielles femmes décrépites. L’oubli l’a engloutie dans l’indifférence la plus totale. De la religion, nous ne gardons que les fêtes. Elle nous fournit un prétexte pour se sortir des écrans et utiliser notre langue commune, que nous avons presque perdue.

Le Père, le responsable principal de la Maisonnée, lisait parfois aux enfants un Texte Sacré, rempli de mots étranges et mystérieux. Il s’asseyait dans son fauteuil, au milieu des écrans et lisait.  De sa bouche ronde et profonde, sortait une langue pleine d’amour. Quelque chose d’abstrait et d’irréel. Quelque chose de nos origines. Quelque chose d’oublié, qui va au-delà des apparences.

Cette longue lecture, récitée dans un coin caché, me remplissait de chaleur. Je n’avais plus froid et je n’aurai plus froid, mais je l’ignorais encore. La Vierge noire, qui apparaissait dans les chants me fascinait. Je l’écoutais. Je n’étais plus seul. Elle resta, au départ, discrète dans mon cœur, et ainsi elle ne perturbait pas le rythme effréné des tâches de la Maisonnée.

Mais le Texte finit par disparaître. La bibliothèque commune, qui n’était plus qu’un débarras poussiéreux, fut réaménagée en salle d’informations. Tous, ils oublièrent le Texte Sacré, même le Père, mais la Parole resta en moi. La Vierge noire du Cantique était restée gravée dans ma peau, comme une marque indélébile, comme un tatouage transparent.

À présent, toute lecture paraît suspecte, et les mots amour, union, chaleur sonnent vieillis et désuets.

Malgré tout, je continue à prier. Je continue dans le secret à murmurer ces Saintes Paroles pour ne pas oublier mon passé, ma langue, ma religion.

Image à la Une © Gérard Métral, Chapelle de la Madonna della Vitaletta à San Quirico d’Orcia en Italie.

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