Les Deux Fleuves

Il n’y a qu’un seul chemin, et nous passons des vies entières à nous convaincre de tous les autres.

1

La distance entre la promesse contenue dans les évangiles et la réalité du monde dans lequel nous vivons pose radicalement la question de la foi : quel est le sens de la passion, le sacrifice du Christ, ce meurtre de Dieu maquillé en suicide ? Quel est le sens de la rédemption, du lavement des péchés, si nous ne savons faire autrement que d’ajouter à la souffrance, à la violence, à l’oppression ? Faut-il que nous allions aussi loin, que nous descendions aussi bas, pour que les hommes se réveillent et agissent dans le bon sens (le sens où nous sommes bon) ?

            Pourquoi le Christ agit-il en deux temps ?

            Dans les paroles attribuées au prophète de l’islam relatives à la fin des temps, il serait fait mention de deux fleuves, symbolisant deux destinations, deux grandes voies pour les hommes, suivant les actes par lesquels ils se seront distingués. En ces temps de la Révélation, nous dit Mohammad, les hommes seront divisés entre eux et en eux-mêmes, formant ainsi, au terme du cycle, deux grands fleuves s’écoulant en des directions opposées : l’un, dévalant cahin-caha vers un océan de flammes et de magma où les âmes iront se perdre en d’incommensurables souffrances pour des cycles et des cycles – quel impraticable séjour ! Le second s’écoulant paisiblement vers les îles bienheureuses, en l’au-delà des peines. À la fin du cycle, poursuit-il, les deux humanités comme deux fleuves seront parfaitement distinctes l’une de l’autre, comme le bon grain et l’ivraie.

            Telle est l’épreuve envoyée par Dieu et génialement orchestrée par son fauteur de trouble sur la terre, l’administrateur en chef de la division planétaire (le Satan). À nous de rejoindre le bon fleuve. Mais quel est le bon fleuve et comment le rejoindre ? Telle est l’énigme. Rien de plus facile, me direz-vous, il suffit pour cela de ne pas entre dans « le mauvais » – et c’est vrai que quand on vous écoute, chacun semble s’être assuré d’une bonne conduite devant l’Éternel. Pourtant, cette voie n’a-t-elle pas toujours été décrite par les sages comme étant la plus difficile ? En outre, nous avertit le prophète, en ces temps de la fin, la confusion dans le cœur et dans l’esprit sera telle que tous les rapports de l’homme à la réalité se trouveront renversés : le vrai sera le faux, le bien sera le mal, le bon sera le mauvais ; ce qui est hallal sera décrété haram et ce qui est haram sera décrété hallal.

            Ainsi en sera-t-il des deux fleuves : celui des destinations bienheureuses paraîtra un torrent de flammes, un chemin d’enfer parcouru de ronces et d’orties, où les fantômes comme des tiques se penchent aux branches des arbres morts ; celui des destinations malheureuses paraîtra un océan de paix, de bien-être et d’harmonie, où les hommes, vivant de fêtes et de joies perpétuelles, sans se donner la peine d’entrer, s’imagineront fouler de leurs pieds sales la terre promise : mais, en réalité, c’est en grand nombre qu’ils se précipiteront dans les eaux fumeuses de la perdition, et rares seront les âmes de bonne volonté qui, avec l’aide de Dieu, s’écarteront des rivages de prédation et qui, guidés avec confiance par leur lumière intérieure, accosteront sur les rivages de l’autre côté du monde, dans l’au-delà des peines, où s’élève le Royaume.

            Mais qui se donnera la peine d’entrer ?

2

            Nous connaissons la fable, du Bien contre le Mal, c’est une vieille lune à laquelle nous avons perdu l’habitude de croire, nous qui ne croyons ni à Dieu ni à Diable.

            Le Diable n’est pas l’ennemi de Dieu (comment le pourrait-il ?) mais un principe de division et d’opposition. D’un certain point de vue, c’est toute notre matérialité, l’intégralité de notre expérience en incarnation, qui est gouvernée par ce principe, que nous pourrions nommer le principe de raison. De même le Satan, étymologiquement, n’est pas autre chose que l’administrateur en chef des opérations relative à ce champ de la conscience : l’organe mental, l’entendement. « Il y à là des signes pour ceux qui réfléchissent. » À la limite, il peut être l’adversaire comme le serviteur de l’homme, mais rien qui corresponde dans la réalité à ce qui est apparu tardivement dans l’ordre de nos consolations comme une guerre eschatologique entre la Ciel et la Terre, entre les armées du Christ et les milices du Satan.

            La tête des hommes est pleine de choses extravagantes.

            Nous avons inventé des histoires à l’intérieur desquelles nous puisons des évidences pour nous permettre de désigner une cause, un coupable, un responsable pour toutes les formes de l’existence que nous ne supportons pas. Mais aussi de désigner un sauveur, un héros de lumière, qui nous sortirait du bourbier où nous nous sommes mis et où commencent à se sentir ceux qui s’éveillent. Et nous demeurons hagards, victimes d’un mal inexpugnable. Nous expions pour nos douleurs jusqu’à ce que nous tombions à genoux sur la terre épuisée pour implorer à grandes larmes. Nous ne savons pas quoi exactement, mais nous implorons. Nous avons vécu de ce drame où le Mal surgissait du dehors comme d’un principe étranger, où le Bien également surgissait d’un principe étranger. Prenant soin de ne jamais trop nous mouiller, nous subissions, éternellement ballotés par une tendance ou par une autre, au gré du vent, les assauts de la fortune, en priant de nous trouver « dans le bon fleuve » à l’heure où les temps seront mûrs.

            Tant que les hommes attendront leur messie comme un sauveur, ils n’engendreront que des martyrs, et, pour engendrer leurs martyrs, il leur faudra de nouveau remettre leur pouvoir aux être les plus avides de s’en accaparer.

3

            Le cœur des hommes est comme une terre où prennent racines différentes plantes issues de différentes graines. Il y là des fleurs de toutes espèces, des sarabandes de couleurs et de parfums. Il y a des nénuphars, des pivoines, des arbres fruitiers, des graminées foisonnantes et des herbes grasses pour des pâtures infinies ; mais il y a aussi des mauvaises herbes, des épineux, des chardons, des ronces, des orties, des champignons vénéneux, des plantes voraces et carnassières. Les graines, ce sont les tendances en général de l’esprit humain ; les plantes sont celles de ces tendances que nous cultivons en nous-mêmes et dans notre relation aux êtres et aux choses, les différents aspects de notre caractère, de ce que nous sommes en incarnation : le nom et la forme de notre humanité.

            Le Christ, nous dit-on, apparaît dans ce jardin en qualité de semeur. Sa parole est la semence nouvelle qu’il porte en cette terre des hommes. Mais il lui faut, à cette semence, des conditions favorables – et du temps – pour qu’elle germe et porte au jour la plante magnifique dont elle porte l’espérance (le Fils de l’Homme, le Surhumain). C’est pourquoi, à la saison propice, à l’heure dite, le Christ revient, cette fois en qualité de moissonneur, afin de récolter les fruits mûrs de son geste premier (le Verbe) et de passer par le feu les parasites et autres fruits gâtés, qui ne sont pas mûrs pour le Royaume.

            En poursuivant cette parabole agricole, nous pouvons nommer l’espace historique ouvert par ce processus de séparation du bon grain et de l’ivraie : le champ de la culture.

            On ne m’accordera pas facilement ce point, mais l’on finira par reconnaître, même parmi les artistes et les intellectuels, que ce champ, si prometteur, où se jouait l’espérance de nos fêtes, que nous pensions infiniment ouvert, au point de le confondre avec l’Ouverture même, n’était pas si vaste que cela. Nous n’en finissons pas d’en avoir fait mille fois le tour sans avancer d’un pas. Nous y revenons, comme nous revenons à nos pays d’enfance, y reconnaissons l’espace primordial où nos rêves prenaient vie, alors que nous enchantions le monde d’une parole ou d’une image, mais l’illusion n’a plus la même saveur : nous nous sentons désaffectés, préoccupés de mémoires qui, tout compte fait, ne nous appartiennent plus depuis longtemps. Nous avons vécu l’enfance de nos promesses, l’illusion du royaume. Nous passons à autre chose, un autre monde, une autre terre.

4

            Les hommes ne naissent ni ne vivent égaux. Nous ne marchons pas tous dans la même direction et nous n’allons pas au même endroit ; même ceux qui se retrouve en un moment d’existence partagée ne sont pas arrivés par les mêmes chemins.

            Ceux qui s’en iront à la guerre combattre les éléphants trouveront sur leur route des réponses appropriées.

            Certains, parmi nous, en appelant avec fracas à de grandes œuvres de purification, choisiront de passer par le feu : que ce soit pour leur plus grand bien. D’autres trouveront dans leur combat la vérité de leur guerre et le nom de leur vertu, et rejoindront, au crépuscule de leurs espérances, la noble voie des salutaires. Une poignée enfin, sans doute les moins nombreux, qui auront pris au sérieux les enseignements et les avertissements des sages, porteront le combat au cœur le plus intime de la connaissance et auront le courage de marcher là où personne ne veut marcher, où aucun homme, depuis longtemps, n’a tenté son âme et sa chair. Ceux-là, progressivement, se rendent à l’évidence d’un monde qui, pour la plupart encore, n’existe pas, mais qui devient pour eux, jour après jour, le seul présent.

5

            La Voie des Protecteurs du Monde ne conduit pas sur les champs de bataille, mais aux champs éternellement libres de la création : c’est là que nous hissons notre point de vue, que nous élevons notre conscience. C’est de là, désormais, que nous parlerons. La guerre, à mesure qu’elle se dévoilera et gagnera de cœurs à sa cause, ne sera plus pour nous que l’objet d’un désir lointain par lequel nous nous sentirons de moins en moins investis. Elle ne sera bientôt plus qu’une réalité. Cependant, ceux qui ont fait le choix de s’engager pour ce noble chantier de la réalisation humaine, n’ignorent pas que cette voie, qui est conscience d’éveil en l’éveil de la conscience, émerge, comme la fleur de lotus, du fumier de combats furieux, d’affrontements millénaires, de toutes les guerres de la création : nul ne vient au monde exempt de péché.

            Longtemps, cette voie fut appelée par les sages : « La Voie du Guerrier ». Car il aura fallu à cette conscience traverser tous les enfers de l’âme, épuiser toutes les guerres de l’esprit, se confronter à ses peurs, à ses mensonges, à ses crimes, à ses illusions trompeuses, à l’épreuve de son amour et de sa foi, avant d’éclore à nouveau à la surface des choses. Le sage ne renonce pas au monde sans tremper ses lèvres dans le poison, sans y perdre pieds. Il aura tremblé, il aura douté, il aura tué et sera mort plus d’une fois, et plus d’une fois il aura succombé. Plus qu’aucun être il connaît la guerre, il n’y retranche pas une goutte de sang. Il était nécessaire qu’il l’a traversât s’il voulait atteindre sa voie, qu’il fasse mainte et mainte fois l’expérience de la division et de la souffrance ; sans quoi il ne serait pas un sage, mais un ignorant, qui croyant fuir un redoutable adversaire, se jetterait en vérité dans le nid de toutes les morsures.

            Car les forces adversaires qui nous occultent la plupart du temps agissent même dans le sommeil le plus profond de l’esprit et finissent par ressurgir, tôt ou tard, pour rappeler l’être à la conscience de sa réalité. C’est une loi, que l’action de certaines forces suscite la réaction de forces opposés. Ainsi l’être d’éveil émerge-t-il de l’être de souffrance ; la création et la destruction des mondes ne sont pas des mouvements contraires, mais des moments simultanés d’une même « image » selon différents points de vue.

6

            Ce que le Christ est venu semer sur cette terre, ce n’est pas la paix, ce n’est pas l’amour pour tous les hommes et la fraternité entre tous les peuples, mais c’est une division : « un feu, une épée, une guerre » – peut-être récoltera-t-il la tempête ?

            N’est-ce pas cela qui apparaît dans tous les déchirements désormais irréversibles du monde ?

            Il n’y aura pas un camp contre l’autre, mais une division apparaîtra au sein de chaque faction. Toutes les tendances qui existent dans le cœur et dans l’esprit de chacun se livreront les unes aux autres une guerre sans merci, et cette guerre se déportera, de strate en strate, jusques aux prochains grands embrasements planétaires. Chacun en lui-même et contre lui-même se sentira divisé, comme cloué au carrefour des civilisations ; chacun éprouvera le feu dévorant de sa passion et portera sa croix, comme le Christ porta la sienne. Toute âme aura son enfer à traverser et son paradis à conquérir, son bien et son mal.

            Tel est le chemin, accompli dans la violence et dans l’amour, par l’être qui s’éveille : il souffre sa contradiction avant de mourir au monde. Il meurt à l’illusion de la création pour renaître au royaume de la réalité, là où commence l’être humain.

Image à la Une © Kristina D’Agostin


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