La Pensée de Dieu

« Nous n’avons pas le choix de croire ou de ne pas croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre croyance à de faux dieux. » – Simone Weil.

1

 Il faut, nous dit Nieztsche, avoir vécu, transpiré, souffert dans son âme et dans sa chair, chacune de ses paroles, pour comprendre ce que Zarathoustra veut dire. De même, Plotin, disciple de Platon et de Porphyre, évoquant l’expérience mystique, averti ses lecteurs et ses auditeurs que seul celui qui aura vécu une expérience similaire à la sienne pourra bien voir de quoi il en retourne.

            Je crois qu’il en va de même pour toute expérience spirituelle authentique.

            Les philosophes ne manqueront pas à leurs railleries habituelles : « C’est un peu facile, n’est-ce pas, de dire que seuls ceux qui ont vécu ce dont tu as toi-même fais l’expérience peuvent comprendre et saisir le sens de ce que tu dis. » Pour eux, la pensée de Dieu (qui est pensée de délivrance, d’éveil ou de sagesse) est une « idée de la raison » qui n’entre pas comme telle dans le domaine de l’expérience possible, autrement dit de la connaissance ; mais à laquelle nous avions pris l’habitude de faire correspondre, qui les lois de certaines forces primitives (ce que sont les Idées chez Schopenhauer), qui les mouvements les plus subtiles de notre âme, la forme éthique de notre conduite et de notre pensée, la matrice objective vraie de nos systèmes de réalité et de valeur. D’un côté la matérialité, de l’autre, la moralité de l’expérience.

            De cette « idée » découlent encore nos imaginations les plus belles et les plus terribles, tous les mystères de toutes les conceptions que nous nous fabriquons sur le monde et sur nous-mêmes, l’ordre même de notre volonté. Ainsi, suivant l’ordre qui s’impose relativement à cette « idée » de Dieu, toute la réalité de notre expérience, comme l’expérience de notre volonté, ne serait qu’une expression fragmentée, multipliée, affaiblie, de Sa Vérité et de Sa Volonté, qui est Une, qui est Absolue, une incarnation imparfaite de Sa Perfection : le Verbe se fait chair, la pensée devient matière, etc.

            L’Occident se distingue dans l’histoire pour avoir tenté de réaliser sur la terre des hommes le Royaume annoncé par le Christ (ou du moins son équivalent politique) sans en référer à l’idée de Dieu ou de l’Ordre de Sa Volonté. C’est ainsi que naquit la République. Ce fut un effort louable, qui honore les hommes de bonne volonté qui le conduisirent durant des siècles, car, ce qui apparaît avec évidence comme une guerre contre Dieu et contre toutes ses formes de représentation sur la Terre, se révèle avoir été, à travers les ironies de l’histoire, comme le seul authentique combat vers Dieu, autrement dit pour la réalisation de l’Être humain.

            En luttant contre Dieu (mais en vérité contre l’Église, contre toute organisation étatique de la spiritualité), en luttant contre l’ignorance et les obscurantismes qui se peaufinaient dans les ombres d’une idée de Dieu à laquelle rien ne correspondait dans la réalité – hormis des images d’ombres et des ombres d’images sur les murs –, mais où se nourrissaient nos rêves, nos espérances, nos lamentations, ainsi que toutes les figures de la domination, du pouvoir et de l’oppression (le Jugement de Dieu) : les hommes consentirent à endosser leur propre responsabilité.

            Dans le domaine de la connaissance, l’idée de Dieu recouvre la matière obscure de notre ignorance, l’illusion et le mensonge fondateur de l’immense tromperie universelle. Mais aucune conception de Dieu ne résiste à la pensée de Dieu. Et cette pensée est à l’œuvre même chez des êtres à qui l’Idée serait insupportable et à qui l’on ne pourrait parler de religion ou de « spiritualité » sans les énerver, mais en qui l’Être humain s’éveille, balbutie, s’épanoui et se réalise en des œuvres qui, quoi qu’on en dise, portent de la marque de l’Esprit. Dans l’autre sens, un philosophe ou un enseignant qui limite sa compréhension et sa pratique du monde à ce que recouvre cette « idée » de Dieu, dont l’Occident à mille fois démontré – et c’est son mérite – qu’elle ne correspondait à rien dans la réalité, sont souvent tout à la fois très pauvres et très compliqués (pour ne pas dire suspects) : il est probable que les simples en esprit entreront avant eux dans les royaumes du Vivant.

            La pensée de Dieu n’est pas un concept opératoire, c’est une pensée-limite qui, selon certains aspects, limite et conditionne le champ de l’expérience possible et de la connaissance à travers un système de médiations et de déterminations aliénatoires et aliénées, mais qui, selon d’autres aspects, est une pensée sans limite qui, à travers les concepts, les images et les émotions, ouvre pour l’esprit un champ de perspectives et de potentialités qui est infini, qui est l’Éternité même.

            La pensée de Dieu est comme un plafond de verre.

            La plupart des êtres, peuple des ombres de la Caverne, naviguent au milieu des reflets sans nombre, qui sont des projections, des dérivations de la lumière qui, elle, filtre à travers les épaisseurs de la surface trans-parente. Nombreux sont ceux qui, au moins une fois dans leur vie, à l’occasion d’une expérience de particulière intensité, se sont heurtés à cette surface, à cette voûte céleste, à cette pensée. Certains se sont arrêtés avant qu’il ne leur soit plus possible de revenir en arrière ; d’autres sont allés se prendre au piège des épaisseurs de verre et se trouvent désormais comme enchaînés entre deux monde, entre deux réalités (les limbes). Ceux-là sont certainement plus en souffrance que la majorité des êtres qui vivent de leurs illusions, dans l’ignorance de leur ignorance. Moins nombreux sont ceux qui franchissent l’un après l’autre et sans jamais s’arrêter tous les paliers de la cristallisation, et, toujours rares, ceux qui émergent de l’autre côté. C’est la raison pour laquelle, ce que sont les êtres et les choses (ou ce que nous comprenons comme tel) « de l’autre côté », nous ne pouvons en parler, à moins d’en avoir fait l’expérience.

            Parmi les philosophes railleurs et autres esprits moqueurs de la spiritualité, autant que parmi les propagandistes zélés du témoignage et de la foi, pléthore n’ont pas même effleuré un jour la tendre terreur de cette pensée. A contrario, la plupart des adversaires revendiqués du bon Dieu, pourfendeurs d’arrières-mondes ou athéistes militants, se trouvent cristallisés dans les épaisseurs de verre au même titre que leurs adversaires, à graviter autour des pôles opposés d’une même conception erronée. Mais nous pouvons rencontrer aussi des phénomènes bien plus extravagants, des errances hallucinantes, où des êtres se présentent à nous, pauvres bêtes, comme ministres illuminés de Dieu, comme guides ou comme messies, voire, qui se prennent carrément pour des « anges incarnés ». Des êtres qui, pour leur plus grand malheur, sitôt touchés par cette pensée, secoués par la grâce, se sentent investis d’une « mission » et s’empressent, à partir de là, de s’engouffrer dans tous les pièges de l’esprit malin.

            Combien sommes-nous sur la Terre, aujourd’hui et depuis la nuit des temps, à poursuivre le combat de délivrance, à pousser l’expérience de sagesse jusqu’au bout de ses conséquences, c’est-à-dire à conjurer toutes les formes de cristallisation de la sagesse et de la foi ? Et combien serons-nous à nous tenir éveillés et debout jusqu’à la dernière heure ?

2

            Nous ne sommes pas obligés de parler de Dieu, si vous préférez. Cette pensée, quand on cherche à tout prix à la faire correspondre à une Idée (de l’homme ou de la réalité), ne nous permet pas de comprendre ; mais sitôt que l’on cesse de chercher à tout prix à la faire correspondre à quelque chose plutôt qu’à rien, alors elle se dévoile comme l’acte par lequel l’esprit s’affranchit des limites légales de sa matérialité, de sa forme comme de son principe, transcende à la fois le tout et ses parties, l’un et ses multiplicités, et revient – qui sait ? à l’instant qui précède l’impulsion primordiale…

Dieu n’est pas rien, puisque nous sommes ici, incarnés, que nous sommes et faisons l’expérience humaine, animale, de la réalité. Le créateur est une conjecture dont aucun être jusqu’ici n’a fait l’expérience ; de même, la créature en tant que telle est contestable. Mais la création est l’évidence même que nous ne pouvons réfuter, comme nous ne pouvons réfuter l’évidence que nous sommes une partie, un morceau, un moment de cela. Et quand bien même, comme certains le pensent, notre conscience des perceptions de l’esprit ne serait qu’une « illusion », un « reflet » ou une « projection », cela ne contredit en rien la réalité de notre expérience, qui est une expérience de la réalité.

            La pensée de Dieu n’est pas Dieu, elle n’est pas non plus l’union mystique avec Dieu. Elle est en nous comme une mémoire, qui peut sommeiller longtemps – et les hommes alors habitent tout une galaxie de mondes possibles –, mais qui parfois s’éveille dans notre ventre et frémit. Elle est alors comme un germe qui sort de terre et se développe au cœur de notre existence, et nous devenons, au rythme de sa croissance, sa plante et son fruit. Elle est la mémoire de ce que nous sommes, ici, en incarnation. En s’éveillant, en réalisant jusque dans les évidences de nos perceptions les plus simples la présence dont elle est le signe, en ramenant au jour tout ce qui est enfoui entre les plis nombreux de nos agrégations, en surmontant un à un les obstacles interminables que nous avons accumulés entre nous et le monde vivant comme pour lui résister, dans l’expérience la plus quotidienne et banale comme dans les conditions les plus extraordinaires, elle est ce fil invisible et ténu qui nous conduit pas à pas, par des chemins souvent difficiles et pour la plupart incompréhensibles, au dévoilement de la réalité. En remontant le fil par lequel cette pensée nous conduit, nous en revenons progressivement à la racine des enseignements les plus féconds de la vieille sagesse humaine universelle. Elle est le mouvement de ce dévoilement, qui se réalise dans le cœur de nos vies, où rien ne se produit en une fois, où nous apprenons, dans la matière du temps et de l’histoire, à faire la part de nos mirages entre nos éclairs de lucidité –, et qui exige de nous une confiance absolue.

            C’est pourquoi la pensée de Dieu est, de toutes, la pensée la plus difficile.

            La foi n’est pas une créance que nous accorderions en la puissance d’un être ou d’une entité dont nous pourrions faire la connaissance, l’identification à une substance dont nous pourrions définir – a priori ou par déduction, suivant la méthode privilégiée – la nature et les attributs, ou encore deviner, prévenir, voire influencer, tant qu’à faire, les desseins et les intentions. Il n’est pas donné aux hommes de décider de ce que Dieu est ou de ce que Dieu veut ; il nous est cependant donner de réaliser, ici-bas, dans la matière de ce que nous sommes, ce que signifie le verbe de notre incarnation.

            La foi, c’est le désir qui nous pousse au ventre (pour ne pas dire ailleurs) de réaliser cette réalisation parfaite de la présence du divin dans le monde ou l’incarnation du Dieu Vivant dans l’Homme. Mais c’est d’abord accepter l’étendue toujours plus vaste de notre ignorance et d’éprouver parfois avec douleur le feu de cette passion ; ne pas savoir, ne pas comprendre, sentir plus d’une fois les flammes de notre confiance vaciller, mais suivre avec ardeur cette voie, sans jamais pouvoir dire où elle nous mène ni même s’il s’agit d’aller quelque part. C’est nourrir en nous la terre où cette graine de vie est allée s’enraciner, veiller à lui offrir chaque jour des conditions favorables à sa croissance, à son épanouissement ; c’est accepter en même temps de ramener au jour toutes les mémoires enfouies qui nous enchaînaient discrètement à nos anciennes prisons, que l’arbre vivant en grandissant ne se gêne pas pour remuer, puis qu’il déposera à la surface de la terre pour s’en faire un fumier. C’est réaliser progressivement, à la mesure de nos capacités et de nos besoins, la réalité de ce que nous sommes, et que nous ne sommes pas ce que nous imaginons.

            Et c’est vrai qu’il faut avoir la foi pour s’engager sur un chemin comme celui-là, pour se maintenir et persévérer alors que nos bougies n’éclairent d’abord que les ténèbres épaisses dans lesquelles nous vivions et que nous ne voyons pas encore qu’un dehors pourrait exister. Mais la foi n’est qu’un prélude nécessaire, le foyer d’un commencement possible, qu’il faut d’abord vouloir allumer.

Image à la Une © Thomas Lavorel.


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