Le Déchaînement de l’ignorance

1

Le monde dans lequel nous vivons est une gigantesque falsification, qui ne nous cache pas une nature vraie des choses (car il n’y a pas de nature vraie des choses), mais la nature vraie d’une relation.

            Ce qui est falsifié, c’est notre rapport au monde, notre relation humaine aux êtres et aux choses, les formes d’apparition et d’appropriation de notre conscience. Non parce que nos sens nous tromperaient, mais parce que la forme selon laquelle se produisent les relations pour notre conscience – par laquelle se trouve déterminée l’orientation de notre conduite – est conditionnée par les tendances fabricatrices de l’esprit, en raison de l’ignorance où nous sommes des conditions de notre expérience : c’est parce que l’entendement ignore tout des conditions de possibilité réelles de ce dont il est entendement, qu’il s’empresse de remplir les trous, sollicitant pour se faire des imaginations auxquelles il finit, dans les limites de l’expérience possibles, par donner corps dans la matérialité.

            Ainsi peut-on sursumer une objectivité de la conscience ou de la volonté.

            C’est parce qu’il rencontre une correspondance entre les formes a priori de l’entendement et les formes sociales et historiques de la matérialité, que l’esprit accorde du crédit aux formations mentales qui président à sa conduite dans le monde, aux formes de sa présence ainsi qu’aux expériences traversées. Les formations mentales ne sont pas une pure création autonome de l’esprit : elles sont a priori de l’expérience, en cela que leur action précède d’un instant l’instant de formation de la conscience – qui lui-même résulte de ces formations. Elles ne sont pas la cause ou l’origine de l’existence en tant que telle, mais se produisent comme la raison de notre expérience. Elles comportent des éléments de rationalité, mais aussi beaucoup d’autres facteurs, tels que le désir, les volitions, les croyances, les attentes, la sensibilité, l’éducation, etc.

            L’esprit est ici l’opération corrélative du cerveau et de la main de l’homme (mana), processus physique et mental d’où procède l’apparition d’une conscience. La conscience n’est pas une entité ego, mais le fruit d’une relation, d’un contact entre deux fonctions de l’être, tel qu’il s’individualise à travers l’expérience affective et spirituelle d’une expérience du monde. Seule cette expérience nous est accessible. Elle représente pour nous, telle qu’en son devenir elle se déploie, le tout du monde de la réalité. Hegel : « Une compénétration du subjectif et de l’objectif. »

2

            Nous prenons naissance dans un environnement qui nous semble naturel, que nous appelons la réalité en général. Nous le nommons « nature » lorsque nous le rencontrons comme à l’extérieur de nous, « âme », lorsque nous le rencontrons comme à l’intérieur.

            Dans un premier temps, le monde nous apparaît tel qu’il semble être, égal à lui-même, et notre présence au monde ne pose pas de problème – il n’y a pas de séparation : l’individu ne fait qu’un avec la communauté, la communauté ne fait qu’un avec l’environnement, l’environnement ne fait qu’un avec le cosmos. Tout se tient dans une identité parfaite, qui assigne pour chaque être et pour chaque chose une fonction, et qui ordonne au tout – qui est l’esprit de cette identité parfaite – un caractère et une orientation.

            Cette unité primordiale, ou conscience non-séparée, n’est pas pour autant une conscience vraie. Elle n’est pas une conscience fausse car, en ce premier moment, elle n’est pas aliénée, elle ne s’est pas encore conçue comme séparée du tout, étrangère à elle-même ou à sa nature vraie. L’unité primordiale est en réalité l’ignorance primordiale où nous nous trouvons comme jetés à la naissance ; ignorance de notre ignorance qui est à l’origine des confusions en lesquelles l’esprit, avant que ne se produise l’illusion d’une unité – qui ne peut surgir que d’une conscience séparée –, ne conçoit pas de séparation, ne produit pas de différences essentielles ni de discriminations.

            L’ignorance n’est pas passive : elle est le commerce universel des savoirs vides, ainsi que l’arsenal technologique du dressage et de l’exploitation de la bête humaine. Elle est à l’origine d’une formidable activité et le principe même de l’ordre en lequel celle-ci s’organise. Puissance que l’homme découvre d’abord sans rien y comprendre et qu’il ne cesse d’expulser ou de refouler à l’intérieur comme à l’extérieur de lui – afin de se constituer un espace à partir duquel il se donne les possibilités concrètes de la maîtriser.

            Elle est le fondement de toute notre expérience humaine, des formes a priori de l’entendement aux formes sociales et historiques de la communauté, conditionnant à la fois notre vouloir et notre conduite, notre participation ou notre non-participation au monde.

            Elle est le dieu caché de notre désir.

3

            Dans l’unité vécue de l’ignorance primordiale, l’existence ne pose pas de problème, elle est ce qu’elle est. Mais voici que se produit un déchirement dans la conscience, un désordre dans la sensation : la réalité absolue du monde et de notre présence au monde se brise. Le faux apparaît, la confusion devient visible, l’apparence se fait jour. L’aliénation commence véritablement avec la conscience de l’aliénation. Cette conscience est d’abord un déchirement, en lequel se produisent les formes de la conscience opposée, par compensation : « Je suis d’ailleurs, je suis autre chose… »

            Avec le faux, apparaît l’opposition entre la conscience vraie et la conscience fausse.

            Il se produit donc un déchirement au cœur de l’unité primordiale, au sein de la conscience non-séparée ; à la faveur d’un événement de particulière intensité, il se produit un désordre dans la sensation, un dérèglement de notre sensibilité qui implique une perturbation ou crise de nos opérateurs mentaux. Le miroir se brise et, en se brisant, apparaît comme miroir, espace potentiel intermédiaire.

            Que le déchirement – qui est prise de conscience – se produise à la faveur d’un événement collectif ou qu’il se produise comme une expérience singulière isolée, il se produit toujours comme un déchirement de l’unité primordiale, qui introduit une rupture et une division dans l’ordre des représentations simples, à l’intérieur de chaque sphère et entre toutes les sphères de l’expérience humaine : l’unité du cosmos est brisée, l’unité du monde, de la communauté et de l’être sont brisées.

L’homme, à la fois comme individu à la fois comme espèce, se conçoit comme séparé du monde et de sa nature vraie. Il se rend étranger à lui-même, esclave de sa propre puissance aliénée.

            Apparaissent alors l’ignorance et la confusion.

4

            Si le monde dans lequel nous vivons est une gigantesque falsification, ce n’est pas parce qu’une bande organisée de méchants crapuleux manipulent les lois et pervertissent la vérité au dépend des gentils citoyens vulnérables du petit peuple-bétail innocent que l’on invite périodiquement au sacrifice.

            Cela existe, cela devient même chaque jour un peu plus une réalité universelle et planétaire, mais cela n’est pas la cause.

            La falsification est si bien achevée aujourd’hui qu’il n’est plus un seul espace de la réalité qui ne lui soit assujetti. Elle n’est plus, depuis longtemps, un instrument découvert par les hommes afin de s’orienter dans l’esprit et d’orienter l’esprit dans la matière ; ce sont les hommes qui sont devenus, à l’usure, non pas ses instruments, mais sa ressource primordiale, sa matière première.

Falsification des domaines de la matérialité comme des domaines de la conscience : il n’y a plus un seul espace de la relation humaine qui ne soit corrompu. Au siècle dernier, l’ordre était spectaculaire, il est aujourd’hui virtuel. C’est un changement d’échelle, mais le processus reste le même, à un degré de développement – ou de dévoilement – supérieur.

            Nous avons falsifié le monde : non pas simplement parce que nous sommes des animaux et que nous participons donc, en fonction de nos dons et de nos capacités, à l’activité générique du vivant ; mais parce que nous avons modifié les données de la conscience, organisé leur implémentation et leurs application dans la matérialité pratique, en vue de nous dissimuler certains aspects de la réalité que l’on jugeait nécessaire de maintenir dans l’ignorance. Tant et si bien que l’esprit semble ne pas pouvoir revenir dessus sans ajouter artifice sur artifice, aux brouillards de sa confusion première. C’est ainsi que nous disposons d’un arsenal de codification des fruits de l’ignorance et de la confusion, que nous appelons la connaissance, qui nous éloigne invariablement du savoir essentiel.

            Cette accumulation est refoulement, le refoulement est le moteur inconscient de la falsification.

5

            Dans le moment qui suit immédiatement l’expérience du déchirement, de la séparation, les puissances de l’esprit – qui sont essentiellement cette capacité que nous avons de pouvoir revenir sur l’action réalisée afin de pouvoir la modifier, autrement dit d’organiser ses mémoires afin de mieux orienter le sens de sa volonté – se déploient selon leur fonction de mécanismes de défense

            Étant à la fois ce qui opère dans l’ignorance et ce qui dissimule, cette puissance de l’esprit, que nous découvrons dans un surgissement de conscience, est toujours celle que nous comprenons en dernier. À son stade primitif, l’esprit ignore tout de la réalité de sa puissance. Celle-ci lui apparaît dans le déchirement, qui est surgissement de l’ignorance, en s’emparant de la conscience.

            Immédiatement après cette fulgurance, l’esprit se retire derrière ses voiles et laisse la conscience vide. Mais les voiles sont déchirés et la conscience ne peut pas oublier ce dont elle fut conscience. Elle se trouve cependant, dans le même temps, incapable de le saisir. C’est alors qu’elle va commencer à peupler son espace vide, l’espace potentiel intermédiaire que laisse le vide, de toutes sortes de réalités. La conscience opère ainsi afin de se protéger de l’ignorance en laquelle elle se trouve confronté au phénomène curieux de sa propre existence. Corrélativement, l’homme s’engage dans un apprentissage de longue durée, de cette puissance qu’il découvre, souvent tragiquement, sans savoir ce qu’il fait.

6

LE MODÈLE DE LA CAVERNE

            L’allégorie de la Caverne ne nous expose pas une condition originelle, mais une situation des hommes tels qu’ils se trouvent déterminés « sous le rapport de la culture et de l’inculture » (Platon, La République, Livre VII) : il faut qu’un certain parcours ait eu lieu, que l’acte de discrimination de la conscience soit déjà effectif, que l’ordre de la division et de la séparation soit déjà activé.

            L’émergence de la Caverne, sa constitution, son fonctionnement et son objectivité même, tout cela n’est possible que parce qu’il existe cet espace potentiel intermédiaire qui s’est ouvert pour la conscience en son déchirement, et suppose que cet espace soit relativement maîtrisé. On pourrait dire que tout l’art déployé par les hommes depuis la nuit des temps n’aura été élaboré que pour nous donner les moyens de maîtriser cet espace toujours méconnu entre la conscience – tout en le maintenant, paradoxalement, à un degré de méconnaissance admissible.

            La Caverne est ainsi l’allégorie du champ de la culture, au sens anthropologique, et le champ de la culture est cet espace intermédiaire où s’opère la séparation. Sur cet arc s’établit le mouvement par lequel l’homme se rend étranger à lui-même et cherche ensuite à se saisir par toutes les intériorités, les extériorités, les altérités et les adversités possibles. Cet espace de la maîtrise des puissances qui se manifestent est aussi le lieu de tous les pouvoirs : de ce point de vue, la Caverne, sur des siècles et des siècles de civilisation, continue de remplir sa fonction.

            L’allégorie de Platon nous dévoile un moment déterminé de l’arc – le système de la cité – où, d’organisation défensive pour la communauté humaine et pour la conscience, la culture devient un système de dressage et d’exploitation de la bête humaine : éducation, organisation sociales, hiérarchisation des fonctions. Un ordre qui n’est plus au service des besoins de l’épanouissement humain, mais de la production.

7

            C’est un double parcours : d’abord celui de la Caverne, à la fois comme concept et comme processus historique, du dispositif archaïque décrit par Platon aux programmations contemporaines de l’intelligence artificielle en passant par le développement de la société du spectacle totalitaire ; du système de la cité au système-monde – la cité mondiale ou le village planétaire – en passant par le triomphe absolu du mode de production capitaliste.

            La Caverne est une technologie, elle est d’emblée cette intelligence artificielle. Progressivement, à mesure que notre réalité affective et sociale se trouve arraisonnée à la Machine, elle devient la totalité de notre conscience.

            Mais c’est aussi le parcours du prisonnier qui se délivre des enchaînements interminables de la fausse conscience, la négation de la Caverne, son concept opposé ; de même que la Caverne se développe elle-même comme la négation des relations primordiales qui la rendent possible : négation de la négation, le parcours critique du prisonnier s’accomplit en la désintégration de tout dispositif, de tout système des formes artificielles de l’intelligence, dépouillement de toutes les contrefaçons de la conscience.

            Par ce dépouillent, l’esprit qui accouche de lui-même, ainsi que l’enseignait Socrate, notre sage-femme antique, et s’éveille au sens spirituel de sa propre réalisation.

8

            Le mouvement du prisonnier qui se libère de ses enchaînements est donc inverse au processus de constitution des juridictions de la Caverne. L’ordre de la Caverne est aliénation ; les désordres de la délivrance sont désaliénation. La désaliénation commence avec la prise de conscience de soi aliéné, autrement dit que je suis la conscience trompée d’un inconscient trompeur – et que ça me pose problème. Cette prise de conscience se produit aux racines du grand arbre de l’ignorance, aux fondements de la connaissance.

            « Tout ce que je sais, c’est que la connaissance dont je dispose n’est que production de conscience fausse, et que, dans la confusion narcissique de nos épanchements historiques, j’ignore tout de l’essence de relation primordiale au cosmos érotique et spirituel de mon incarnation vraie. ». Voici comment nous pourrions traduire la célèbre formule de Socrate.

            Une prise de conscience se produit comme le fruit d’un désordre, un dérèglement de la sensation et des opérateurs mentaux. Plus exactement, il s’agit de la mise au jour d’un jeu entre les processus de la conscience, qui fait que le monde, d’un instant à l’autre, peut ne plus nous sembler égal à lui-même. Ainsi se germe la première compréhension de l’ignorance : car si le faux peut surgir dans un espace soudain ouvert et disponible, il surgit comme un non-vrai auquel on ne comprend d’abord rien. Comme c’est la conscience fausse qui surgit, elle ne surgit pas comme compréhension vraie de la conscience, mais comme la compréhension erronée d’un problème lié au phénomène de la conscience.

            L’instant suivant une prise de conscience – qui est déchirement de ce qui jusqu’ici paraissait stable et unifié (le monde, la sensibilité, la conscience) – l’organisation antérieure, un instant ébranlée, se remet en fonction, se re-compose en un filet dont les mailles, par réaction, se resserrent un peu plus.

            Tout redevient normal, balisé, praticable.

            Seulement, la conscience ne peut pas oublier : l’expérience nouvelle existe dorénavant à côté des autres matériaux de l’expérience et agit comme mémoire. Dans le processus de recomposition des ordres antérieurs – qui ne sont plus réellement antérieurs et dont l’ordre même est devenu suspect – plus que jamais la conscience se fait conscience du faux, en proie aux puissances fabricatrices de l’esprit qui lui semblent être devenues la raison totalitaire de son fonctionnement : ainsi se dévoile la Caverne.

            Il est nécessaire que l’instant qui suit le surgissement, il faille au savoir que nous éprouvons par une fulgurance, retrouver le chemin de sa compréhension et de sa réalisation supérieure ; et il est nécessaire que, sur ce chemin-là, les puissances du faux se manifestent comme le redoutable adversaire.

9

            C’est une logique intrinsèque au parcours du prisonnier qui se libère, un parcours qu’il doit parcourir intégralement s’il veut réellement se rendre libre.

            Le mouvement de sa libération surgie des profondeurs de l’être. Il n’est pas d’abord perceptible et se confond avec l’arsenal critique de ses antithèses ; il s’inscrit dans le temps long de l’histoire et se réalise dans les conditions souvent difficiles de sa matérialité : il ne se résout pas d’un seul coup.

            Le prisonnier qui se libère ou l’apprenti sage procède par étapes ou par degrés.

            Dans un premier moment, par un geste qui lui paraît héroïque ou surhumain, il déchire le premier voile de perceptions fausses, de conceptions erronées et de croyances inutiles ; mais il découvre que ce premier voile en cachait un autre, qui lui-même cachait un autre voile et ainsi de suite… Il fait ainsi l’expérience de la sentence d’Héraclite : « La nature aime à se voiler. »

            Les illusions auxquelles il se confronte une fois parvenu à un certain niveau de dévoilement sont si subtiles qu’elles n’existent pour ainsi dire pas dans le ciel de ses anciens camarades prisonniers ; inversement, l’apprenti sage observe, au cours de sa progression, que les enclaves de puissance et de domination, qui le maintenaient jadis en esclavage et lui semblait constituer la totalité du réel, étaient en réalité des échancrures qui ne s’exerçaient que sur un domaine très étroit de la totalité du monde.

            C’est cela que l’on appelle un changement d’échelle ou de perspective.

            Il y a ceci de paradoxal au processus historique et spirituel de délivrance ou de dévoilement, qu’il est nécessaire que la Caverne – ou la matrice – que le simple consommateur ne soupçonne pas – apparaisse à la conscience comme une monstrueuse totalité implacable à laquelle il serait devenu impossible d’échapper, avant que ne se révèle intégralement le mensonge qui est au fondement de cette illusion de toute-puissance.

            Peu d’esprit sur la terre, à cette heure de l’histoire, sont allés aussi loin.

10

            En ouvrant les yeux sur la Caverne, l’esclave découvre le dispositif monstrueux, proprement inhumain, auquel il est assujetti. Le dispositif lui paraît être une totalité monstrueuse, une machine vivante – car elle est le fruit d’une activité humaine, même si celle-ci est aliénée – qui se pose comme la totalité du réel et qui ne laisse pas ses esclaves – producteurs et ressources élémentaires – s’émanciper sans réagir.

            Lorsqu’il arrive à un prisonnier de se déchaîner, de déchirer le voile de son ignorance et de tourner un premier regard vers ce moment du faux apparaissant – qui est le vrai refoulé des torpeurs génériques de l’être aliéné – aussitôt la Caverne redouble de séduction, de spectacle et de terreur, elle se fait plus oppressive et plus totalitaire, elle joue de tous les leviers disponibles, des prestidigitations les plus subtiles aux ficelles les plus grossières et les plus effilochées, pour que la conscience ne parvienne jamais jusqu’à la source et aux racines de son oubli de l’être, et demeure en son espace aseptisé d’inconsistance initial.

            Et comme la Caverne n’est pas seulement l’espace objectif de notre matérialité concrète – une machine neutre que l’on pourrait organiser autrement – mais d’abord notre espace mental et corporel domestiqué, il n’est besoin ni de murs réels ni d’agents de police pour que s’opère en nous toutes les résistances possibles au processus radical de délivrance et d’émancipation.

11

            Qu’un seul se délivre, qu’il trouve par lui-même les chemins d’illumination : bien qu’elle s’en défende, cela n’affecte pas la Caverne.

            Que celui-ci s’en revienne auprès de ces anciens compagnons encore esclaves afin de faire résonner en des oreilles appropriées la parole de sagesse propre à secouer les chaînes selon les vibrations du cœur – alors nous voyons rapidement les Administrateurs devenir soucieux.

            Si l’influence du sage devient trop importante, si le message qu’il délivre se répand trop massivement, et si, en outre, le charisme du personnage incriminé est tel que ses accusateurs en éprouvent de l’ombrage ou se sentent écrasés – alors vous pouvez être certains qu’ils ne resteront pas sans réagir. Ils essaieront d’abord de le corrompre, en lui proposant par exemple de devenir un animateur du débat public, et s’ils n’y parviennent pas, ils chercheront à le compromettre et ne tarderont pas à faire jouer la machine judiciaire contre lui.

            Comme ce fut le cas pour Socrate et comme ce fut le cas pour Jésus.

            Par la fascination exercée sur les foules par l’exercice de la violence par le pouvoir, le calme et la docilité regagneront rapidement les cœurs et les esprits : il n’en demeurera pas moins que, par son acte même, la Caverne s’est dévoilée.

            C’est à partir de ce moment-là que le mouvement se dédouble : comme il reposait sur un certain degré d’ignorance des esclaves relativement aux conditions de leur existence réelle, par son dévoilement, le dispositif se trouve engagé dans un processus d’effondrement qui coïncide paradoxalement avec le mouvement de son expansion la plus absolue ; mais, dans le même temps, il se répand chez les esclaves, par contagion, une soif de cette sagesse de délivrance, d’émancipation, de réalisation humaine.

            À mesure que les structures, des plus modernes aux plus archaïques, se délabrent, et plus grandissent et s’épanouissent dans l’âme des hommes le soupçon et le désir d’une relation qui ne soit plus sous la domination d’aucun mensonge.

            Ainsi se produit-il que l’histoire des masses innombrables d’esclaves vivent chaque jour les premières heures de leur déchaînement et que, face à ces masses en mouvement, les organisations traditionnelles de l’asservissement humain se feront de plus en plus totalitaires.

Image à la Une © Sam Carter.


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