Voler en éclats

On se souvient encore des remous que suscita la programmation du Festival d’Avignon 2005. Les uns crièrent au scandale et prédirent la mort du festival et du théâtre. Les autres prirent fait et cause pour l’innovation et les horizons qui s’ouvraient par l’hybridation et l’apport des esthétiques émergentes.

Une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Les bannières de la préservation des formes dénonçaient le crime de lèse-texte, « C’est le texte qu’on assassine ! », les images, « Ce n’est plus du théâtre ! », la violence gratuite, « Que vous avons-nous fait pour que vous nous fassiez subir ceci ! », et le corps, « De l’exhibition, de l’insanité ! ». Autant de réactions niant l’histoire et les révolutions du théâtre mais prouvant qu’en toute création vit un dialogue entre l’œuvre et sa réception. On pouvait alors voir les signes d’un art vivant, en marche vers de nouvelles paroles et esthétiques exigées par les nouvelles réalités à représenter et questionner.

Nous sommes depuis le XXème siècle sur le mode « post-catastrophe » et son cortège de cruautés et de dissolution de l’humain. D’où la nécessité radicale d’un autre regard, d’un autre point de vue, pour dire le monde autrement en s’adressant à un public actuel. Les formes canoniques du théâtre devaient donc être transgressées pour établir un théâtre de la prise de parole, toujours adressée et qui engage aussi bien celui qui la dit que celui qui l’entend. En l’occurrence, nous, spectateurs, non comme bénéficiaires d’une double énonciation alibi, mais comme acteurs-créateurs essentiels pour que la parole ait lieu. Il s’agit de la réalité présente repensée par l’art, non pour nous enfermer dans des modes de pensée assénant ce qui est bon ou mauvais, mais pour « attraper les consciences ».

Quels que soient les passeurs de parole – les personnages de fiction, les ‘Je’ plus ou moins anonymes ou déterminés, les acteurs eux-mêmes, la scène contemporaine hétérogène, polymorphe, apporte au spectateur de quoi engager un dialogue vif, y compris quand cette parole est livrée dans un langage déstructuré, incohérent, en miettes, en cris et en silences, osant libérer la voix qui n’a pas droit de cité. Du sens se construit toujours pourvu que la rencontre se fasse avec l’imagination, l’émotion et l’histoire propres au spectateur. « L’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute » dit Paul Valéry. Quand Claude Régy, dans 4.48 Psychose de Sarah Kane, fait basculer dans une projection de chiffres sur écran les mots d’une parole mortifère dont nous avons suivi pas à pas le démantèlement, chacun peut entendre cet effondrement du langage et du sujet renvoyant aux traumatismes d’aujourd’hui.
C’est ce dialogue, requérant la collaboration active du spectateur face aux sollicitations des artistes, qui retient notre attention. Celui qui, prenant en compte l’espace de liberté nécessaire au public pour être partie prenante de l’acte de création, offre un angle et un point de vue autres sur le monde et notre vie. Qui pose les questions pour comprendre les manipulations. Qui nous invite à penser ensemble, mais pas forcément dans la même direction, pour approcher au plus près la réalité d’aujourd’hui et mieux l’appréhender. Ce qui, somme toute, est une visée essentielle du dialogue théâtral. Et les voies empruntées par les artistes, dramaturges, metteurs en scène sont multiples et subversives et entraînent souvent le spectateur vers des territoires artistiques inédits et troublants. De là où le dialogue s’établit, ils nous parlent, nous agitent parfois sans ménagement. En dialogue avec eux-mêmes, les autres et le monde, ils ne cessent de questionner et de nous questionner sur les grands mystères de la vie, de la mort, des peurs et des illusions… Bien loin d’un « prêt-à-entendre » des dialogues, ils repoussent parfois très loin les frontières du dicible et du visible et vont fouiller dans les tripes du corps social, politique et du corps intime. Ils nous incitent à « caillasser nos habitudes » (Rodrigo Garcia) et à penser hors des chemins balisés et sécurisés. L’intranquillité comme fondement d’une appréhension réfléchie d’un monde de l’insécurité.

Lorsqu’ils s’appuient sur les dramaturgies dites classiques, ils les revisitent, dialoguent avec elles pour ce qu’elles ont à nous éclairer de notre humanité. Non comme un blason épinglé à nos murs. Comme œuvre vivante, organisme réagissant à notre temps et recelant tant de potentialités non encore exploitées. Formidable creuset qui, dans l’écriture comme sur la scène contemporaine, fait résonner les bruits de notre monde et ses problématiques sensibles : l’intime et le public, l’art et le pouvoir, la violence, les guerres, les victimes… Dans L’Amour de Phèdre, l’écriture explosive de Sarah Kane, sa sensibilité à vif face aux désastres de l’humain, mettent à nu les corps souffrants plongés dans la torture d’un monde où la parole a perdu sa capacité à dire et rejoindre l’autre. Univers décadent, trash diront certains. Mais une parole poétique qui regarde notre réalité dans son rapport au pouvoir qui écrase l’être. Les grands thèmes du passé sont réactivés en taillant dans le vif de la vie, de la culture, de la langue du présent.

Ces approches montrent que le nouveau théâtre, à la mesure de son temps, a décomplexé l’écriture et les conditions du dialogue ouvert au public qui doit faire son chemin dans la mosaïque de situations, de couleurs présentées. À lui de « faire la peinture et à chacun la sienne » (Guy Cassiers). La dramaturgie aujourd’hui s’inscrit au cœur d’une poétique en quête d’une intime et nouvelle relation entre le sens et les formes, avide des nouveaux territoires à ouvrir pour faire parler autrement les voix et les corps investis dans le dialogue. Tom Lanoye, auteur néerlandais des textes du Triptyque du Pouvoir mis en scène par Guy Cassiers, présente d’ailleurs ses textes comme une forme non fixe, qui se trouve dans la relation organique avec l’équipe, les acteurs, le public et l’actualité et qui peut changer pendant le travail avec l’équipe. Ce qui est d’autant plus impressionnant quand on entend la richesse et la précision poétique de la réécriture du mythe d’Agamemnon dans Atropa, qui fait vibrer les voix féminines des victimes de la logique de guerre mécanisée. Et ce n’est plus seulement la guerre de Troie selon Eschyle ou Euripide qui est mise en dialogue avec le spectateur, mais la guerre d’Irak menée par Bush, dont sont repris des fragments de discours, et les chimères meurtrières sur les forces du mal ou les armes de destructions massives. Chez Wajdi Mouawad, l’histoire d’Ajax est, elle, traversée par la guerre du Liban et les massacres de Sabra et Chatila dont les documents photographiques projetés font acte au sein d’une surprenante mosaïque de voix et d’images hybrides. Et à chaque fois, dans un choc salutaire, le spectateur est lancé au cœur de ses émotions, de son rapport à l’Histoire, dans un travail actif de réflexion sur les violences du monde, la folie des puissants ou collective.

Voler en éclats - Claude Régy

Claude Régy

Car, oui, une des tendances essentielles du théâtre contemporain est de s’adresser aux spectateurs pour solliciter leur sensibilité et leur intelligence dans un dialogue entre eux et la représentation du monde embrassée par le spectacle. Certes, ce théâtre fait état d’un monde dont l’effondrement du projet humaniste a changé la donne et l’a livré aux atteintes du mal sous ses multiples avatars. Certes, les questions portées par les spectacles sont propres à provoquer dans le public des flux intenses d’émotions tant par les contenus que par les choix formels et esthétiques. Mais l’évidence a déserté le théâtre comme elle l’a fait de la vie, du monde, de l’intime, du collectif. Comment vivre ou survivre après les catastrophes et traumatismes de l’histoire contemporaine ? Comment dire sur scène l’indicible et montrer ce qui ne peut être montré dans l’après Auschwitz, que l’on retrouve chez Edward Bond, Sarah Kane, les après-guerres coloniales à Madagascar, chez Jean Luc Raharimanana, ou la barbarie des guerres civiles ou interethniques au Congo, chez Dieudonné Niangouna ? Que l’un ausculte froidement l’horreur, que l’autre boxe rageusement les mots sur scène, tous regardent et montrent l’immonde, ses cadavres, ses tortures et crimes dont la mémoire et les corps portent les preuves. Ils font acte du tragique qui « lorgne avec appétit [là où] l’homme bouffe l’homme », Dieudonné Niangouna, Attitude Clando. Le théâtre nous cogne à cette réalité qui dépasse l’imagination et dont nous ne pouvons plus nous débarrasser. C’est le monde qui selon Beckett «pue le cadavre» où l’humain est fracassé par les carnages de l’histoire. C’est aussi le monde des murs érigés par les violences des pouvoirs politiques, économiques, sociaux, médiatiques, où les démocraties sont ressenties comme fragiles et où il nous faut trouver, inventer, au cœur de la complexité humaine les endroits où il est possible d’atténuer le mal qui est fait. Chaque spectacle, chaque moment d’un spectacle engagé dans ce grand questionnement est alors comme une fenêtre ouverte sur ces enjeux. Et pour que cette fenêtre s’ouvre pleinement au dialogue qui laisse toute sa place à la liberté créatrice du spectateur, il faut recourir à de nouvelles formes qui rompent avec la soi-disant plénitude des formes acquises, instituées.

C’est bien ce qui se joue actuellement dans les créations des grands artistes de la scène, héritiers des révolutions artistiques et passeurs des nouvelles voies de la représentation. «Au théâtre je veux être plongé dans le chaos» dit Ivo van Hove, l’un de ces passeurs qui nous amènent vers des découvertes inédites. Ces agitateurs du dialogue avec le public commencent par casser la frontalité qui matérialise la séparation scène – salle. Nous sommes partie prenante de ce qui se joue. Les frontières entre l’art et la cité sont souvent largement chahutées, réactivant sans cesse sa relation au politique. Le théâtre fait sortir de l’ombre, de l’anonymat, les voix de notre monde, de ceux qui n’ont pas ou plus la parole et dont l’existence ne nous parvient qu’au moment de leur dissolution par les messages réducteurs des médias. Il a l’art de restaurer dans le dialogue une part de cette humanité manquante dans nos sociétés.

Ces artistes ont aussi l’art de réveiller le dialogue en décalant les points de vue, en inventant pour réactiver les pratiques théâtrales. Plus d’un metteur en scène crée son oeuvre en donnant aux improvisations un rôle moteur. Le théâtre bouscule alors les frontières du théâtre. Le théâtre qui se fait théâtre du monde. Tous partis pris de représentation qui ont pour effet d’élargir l’expérience du spectateur à des strates multiples de la réalité dans lesquelles il fait son chemin. Ce faisant, nous devenons partenaires actifs et notre regard s’intensifie par un effet de dilatation qui fouille dans ces strates.

Multiplication et hétérogénéité des voix, des formes et des théâtralités qui animent la vie de la représentation théâtrale contemporaine, affranchie de l’injonction d’un théâtre texto-centré. Les territoires du théâtre ne se referment plus intra muros mais se confrontent aux autres formes, aux autres cultures, faisant réagir ensemble des éléments hétérogènes puisés aux sources du temps présent. Loin d’être de la décoration, de l’illustration ou de simples outils, ces nouvelles voix permettent au théâtre, au texte, de se recréer sans cesse et d’instaurer autrement le dialogue. Le théâtre s’enrichit des nouveaux territoires ouverts pour montrer le monde autrement. La représentation contemporaine, en s’ouvrant à ces métissages, cette hybridation des formes artistiques, creuse le sens, tourne autour des sujets et s’adresse au spectateur dans une nouvelle langue de mise en scène fondée sur l’écart par rapport à la norme. Ce qui nécessite de sa part une nouvelle posture qui «caillasse les certitudes» et justifie l’hétérogénéité des réceptions et réactions. D’autant plus lorsque se déploie au théâtre une écriture de plateau qui prend le parti d’endosser sans complexes ni tabous toutes les violences du monde et de l’intime et d’y répondre en les matérialisant sur scène. Libre au spectateur d’adhérer ou non à ce qu’il voit et entend, au contenu et à la forme. Mais ici, adhérer ou non signifie accepter ou non d’entrer en dialogue avec des propositions hors-normes sur notre réalité présente.

© Photographie : David Ruano (Golgota Picnic – Rodrigo Garcia)

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