Rencontre avec Salvador Garcia, Directeur de Bonlieu Scène nationale Annecy.
En parlant à Salvador Garcia, directeur de Bonlieu Scène nationale, nous parlons à la scène contemporaine internationale. Il survole mers et montagnes pour rencontrer les acteurs qui comptent dans le monde artistique.
Cet échange est l’occasion d’éclairer de plus près le rôle d’un directeur de scène nationale, et de préciser la place que peut occuper celle d’Annecy en France et au-delà.
Double jeu.
Pour moi, et cette discussion a confirmé mon sentiment, une scène nationale a toujours eu deux facettes. C’est d’abord une porte, qui s’ouvre vers le monde, qui nous ouvre la fenêtre de cultures, de pensées, d’histoires qui ne sont pas les nôtres mais qui viennent nous provoquer frontalement. C’est une lutte que l’on vit assis sur le fauteuil d’un théâtre. Une lutte entre nous-mêmes et autrui. Et de cette lutte nous en extrayons questions et apprentissages qui nous permettent de vivre le monde un peu plus en conscience, avec un peu plus d’expérience, de connaissance. Et de cet apprentissage nous en construisons une pensée qui nous est propre, qui est solide et peut guider nos choix et les idées que nous nous faisons de ce monde. C’est ici que nous mesurons l’importance de ces lieux de diffusions ou de créations. Nous offrir à côté de chez nous ce qu’est l’art d’aujourd’hui, et donc la société dans laquelle nous vivons.
La deuxième facette que je dessinerais pour la définition d’une scène nationale serait bien plus critique. Lorsque l’on regarde les programmations des théâtres depuis ce que l’on nomme justement la décentralisation, nous pouvons très rapidement nous rendre compte que nous connaissons les noms qui s’y trouvent. Parce que nous les avons vus ailleurs et parce que les directeurs / directrices de ces énormes machines labellisées par l’état prennent rapidement l’habitude de travailler en famille.
Quelle place pour l’émergence ?
Historiquement, Rodrigo Garcia, Boris Charmatz, Rachid Ouramdane ou Gisèle Vienne ont présenté leurs premières pièces à Annecy suite à l’accueil que leur a réservé le directeur du théâtre. Ce sont des noms aujourd’hui reconnus, qui à l’époque n’avaient pas encore eu l’occasion de trouver leurs publics dans le réseau des scènes nationales. Le point commun de ces artistes aux univers et histoires complètement différents est peut-être qu’au moment d’être programmés sur le plateau du théâtre, ils ont déjà une expérience artistique atypique qui a fait parler d’eux et les présente comme émergents. Les artistes ne sortent pas de nulle part. Il y a toujours un parcours pour un artiste. Il n’y a pas d’art premier dans le spectacle vivant. C’est sans doute pour cela que Salvador Garcia et son équipe s’acharnent à scruter les lieux antichambres, tels que le festival d’Avignon évidemment, mais également les festivals de Zurich ou de Bruxelles, la Ménagerie de verre à Paris (où il a découvert Rachid Ouramdane) ou le Théâtre de la Bastille (où il a découvert Olivier Py). Même si ces lieux sont fermés pour beaucoup de compagnies, parce qu’ils exigent déjà une certaine reconnaissance du milieu, Salvador Garcia définit ces connexions comme de gros ateliers, qui ne sont de toute façon jamais les premiers à soutenir les jeunes artistes, l’accompagnement d’artistes émergents est long. Ceux-ci travaillent depuis plusieurs années déjà avant d’avoir accès aux infrastructures d’une scène nationale. Il faut qu’ils soient assez confirmés, l’engagement artistique assez solide pour résister aux machines monstrueuses que sont les scènes conventionnées.
La grande salle : mille fauteuils à occuper.
Si l’on peut regretter la place trop restreinte que prennent les artistes émergents dans la programmation, on peut facilement le comprendre. Le montage d’une programmation d’un théâtre de cette ampleur est fait de consensus. La scène nationale est également là pour présenter les artistes majeurs de la scène contemporaine mondiale. Hisser l’image du théâtre d’Annecy à un certain rang dans le milieu culturel français et plus largement au-delà des frontières permet de plus larges financements et offre la possibilité par la suite de travailler avec des artistes d’ici en lien avec le monde, ailleurs. Dans l’éthique de fonctionnement d’une scène nationale, il y a un devoir de proposer aux citoyens de s’approprier le lieu pour en tirer le maximum d’expérience, une notion de service public. Ainsi, la grande salle est là pour être remplie et elle le sera. C’est à Annecy que Robert Lepage ouvre la saison 2015/2016 avec un spectacle gigantesque. Cinq dates dans la grande salle, mille spectateurs chaque soir, venant de toute la région. Robert Lepage coûte cher et le faire venir c’est sans doute se priver d’autres artistes. Pour autant, il est un artiste important et offre une esthétique large qui permet de faire rayonner le théâtre au-delà des frontières de l’agglomération en tissant des liens avec d’autres théâtres de la région, ce qui permet d’asseoir une légitimité et de faire grandir l’impact de l’action du théâtre.
La salle de création : baromètre de l’audace.
Le défi à relever dans une saison de réouverture c’est d’élargir le cercle des spectateurs, notamment en faisant venir des monstres sacrés mais également en prenant le risque de la découverte et de l’audace. Et il faut justement mesurer l’audace. La nouvelle architecture du théâtre est conçue sur mesure pour cela. La salle de création est faite pour les expériences, les artistes en résidence ou les émergences. On a pu regretter le manque d’invitations à vivre des temps forts dans cette nouvelle salle à disposition lors de la première saison après sa réouverture. Mais l’on sait qu’il faut environ trois ans pour construire financements et programmations adaptés à une nouvelle salle dans une structure comme celle-ci. La deuxième saison de la Scène nationale proposera une salle de création plus ouverte au public avec plusieurs temps forts, dont une semaine en compagnie de Valère Novarina, metteur en scène, plasticien, auteur, dont le père a conçu l’architecture du centre culturel d’Annecy, et une deuxième semaine en compagnie de Philippe Decouflé, danseur, chorégraphe que le monde connaît au moins grâce à l’ouverture des Jeux Olympiques d’Albertville en 1992 qu’il a chorégraphiée.
Des artistes associés.
Cette salle de création accueillera également les répétitions des différents artistes associés à la Scène nationale. Ainsi, Dominique Pitoiset dépose ses valises dans celle-ci pour construire un spectacle de théâtre musical, en coproduction avec l’Opéra de Lyon, qui sera présenté à l’automne dans la petite salle et dans la salle de création. François Chaignaud et Cecilia Bengolea sont invités à passer trois années à Annecy pour leurs prochaines productions : ils en présenteront deux pour cette deuxième saison. Quant à Rachid Ouramdane, il a répété sa dernière création en mai – juin 2015 à Bonlieu pour Montpellier Danse et elle sera représentée à la Scène nationale en janvier 2016.
On pourrait se poser la question du rôle des artistes associés si l’on occultait la part de création dans les lieux. Ils ne font effectivement pas que profiter de l’infrastructure gigantesque qu’est Bonlieu. Il y a un travail de fond en lien direct avec la population du territoire mené par les artistes associés, ainsi en est-il des travaux avec des amateurs, des rencontres autour des spectacles ou encore des formations et interventions pédagogiques en milieu scolaire. Une part importante de cette collaboration artistique est la coproduction de leurs spectacles. Nous avons par exemple pu profiter d’Un été à Osage county par Dominique Pitoiset. Il faut préciser que ce spectacle a un coût de production de cinq cent mille euros dont cent vingt mille injectés par Bonlieu. Aussi, le calcul est simple et nous pouvons considérer que les quelque trois cent quatre -vingt mille euros, venant des coproductions liégeoise et luxembourgeoise entre autres, sont directement injectés dans l’économie locale en achat de matériel, emplois techniques et artistiques. De plus, la Scène nationale est alors chargée de la diffusion du spectacle et reçoit alors un retour sur production à chaque représentation de celui-ci. Regrettons simplement la dizaine de villes que celui-ci a faite avant de tomber dans l’histoire pour la prochaine saison. Mais nous savons que seulement une vingtaine de metteurs en scène en France travaillent à ce niveau-là de production, qu’il y a une dizaine de spectacles de cette ampleur dans le pays chaque année et qu’ils sont souvent trop lourds à porter pour des structures décentralisées, ne pouvant s’épanouir donc, qu’à Paris dans les grands théâtres tels que Chaillot, le Rond-Point, le Théâtre de la ville ou l’Odéon.
La décentralisation.
Tordons le cou à cette idée préconçue, généralement portée par les non-spectateurs de scènes nationales, que celles-ci sont des gouffres financiers qui ne profitent qu’à une petite partie de la population. Certes nous pouvons nous demander si, depuis ses plus de trente ans d’existence, Bonlieu est arrivé à une saturation de son public considérant la taille de l’agglomération annécienne. La Scène nationale accueille environ dix pour cent de la population du bassin chaque année. Évidemment, toute la population ne rentre pas au théâtre, nous pouvons le regretter, mais cela n’est pas sans explication. Le discours de la direction de la Scène nationale est clair sur ce point : plus on crée de théâtres, plus il y a de public. Ceci est une question économique et une volonté politique. Lorsque l’on observe le parcours historique des politiques culturelles françaises, nous constatons que dans les années cinquante il n’y avait que très peu de théâtres en région et donc, très peu de public. Annecy profitait à l’époque d’un théâtre cabaret à l’Impérial Palace et drainait alors le public à la mesure de la proposition de cette programmation. Aussi, les théâtres créent le public et donc, créent l’artiste parce qu’ils permettent rencontres et dialogues entre ces deux derniers. L’idée de la décentralisation est, après la Seconde Guerre Mondiale, d’installer soixante-huit maisons de création et de diffusion. Elles représentent aujourd’hui trois millions cinq cent mille entrées chaque année. Au regard de ces chiffres, nous ne pouvons pas considérer que la décentralisation a échoué comme le crient certains.
Le théâtre est-il en sursis ?
La scène nationale est par définition portée par un territoire. Le principe étant de bénéficier de l’appui du Ministère de la Culture, de la Région, du Département et des institutions locales telles que l’Agglomération et la Ville. Véritable occasion de créer une dynamique locale, tant économique que sociale, le territoire se doit de donner les moyens à sa scène nationale conventionnée. L’appui du Ministère de la Culture intervient ainsi pour l’inscrire dans un réseau national qui bénéficie de facilités à la diffusion. Est-ce qu’il y a encore du théâtre en France parce qu’il faut remplir les bâtiments ? Au regard de la direction de certaines politiques locales qui s’avèrent rapidement très dangereuses, nous pouvons nous poser la question. Nous constatons alors que le réseau des scènes nationales, tout comme l’art vivant en général, et ce depuis plusieurs décennies, est à l’intersection de deux tendances de fond. Ces théâtres proposent un mélange des genres et de ces deux courants, que le milieu professionnel ne distingue pas forcément, mais qui est clairement identifié par les publics et les critiques.
La première tendance, dominante, nous provient de l’ère des metteurs en scène et considère que le théâtre, au sens large de la représentation scénique, concerne tout le monde et, en parlant de quelques-uns, parle à tout le monde. Nous retrouvons ici Antoine Vitez et « l’élitisme pour tous » qui veut porter les plus belles et grandes œuvres au plus grand nombre. Il faut avouer que le grand rêve de Malraux, Vitez et Vilar n’a pas été réalisé à la mesure de leurs attentes et le théâtre n’a jamais attiré autant de public qu’ils le souhaitaient. Pour autant, les salles sont pleines, un public nombreux fréquente les théâtres et cette mouvance artistique détient aujourd’hui majoritairement la légitimité pour diriger les outils de diffusion et de production que sont les centres dramatiques ou scènes nationales. L’élitisme pour tous sauvé par l’adresse directe qu’il assène à la cité.
La deuxième tendance à constater, qui est largement minoritaire, est liée à l’époque et à la société auxquelles elle s’adresse. Les russes appellent cela le théâtre d’art. Celui-ci s’attache moins à l’impact direct qu’il va avoir qu’à l’œuvre fabriquée. Ces artistes de théâtre d’art adoptent une position proche de l’art contemporain. Il n’a pas la prétention de toucher le plus grand nombre. Il trouve son public au fur et à mesure qu’il se fabrique et c’est justement là qu’entre en scène le réseau des scènes nationales. L’art vivant, incluant le théâtre mais également la danse, les arts du geste et ceux du cirque, se rapproche clairement de la performance.
On considère ici que la subjectivité d’un artiste vaut l’universel grâce à la puissance du prisme personnel. C’est la subjectivité d’un artiste qui travaille l’œuvre et vaut ou dépasse l’universel, c’est à ce moment qu’il a un intérêt pour le monde ou pour tout le monde. Nous sommes spectateurs de l’expérience de l’artiste, le voyons parler du monde sans qu’il ne nous parle directement puisqu’il s’adresse à l’histoire de l’art ou à la réalité qui nous entoure. Entrent en compte dans cette démarche de création le hasard, l’accident et la déstructuration de l’œuvre. La scène nationale est là pour montrer les œuvres de son temps et défend les artistes qui comptent dans l’histoire de l’art contemporain.
À quoi sert le théâtre ?
Cette question est sans doute posée pour les non-spectateurs de théâtre. Qu’est-ce qu’apporte ce dialogue entre les artistes et les publics ? Nous ne sommes ici plus dans l’histoire des arts vivants mais dans l’histoire de la politique culturelle. Les théâtres participent collectivement, avec les musées, les centres d’art, les salles de musiques actuelles, les universités, les librairies, les médiathèques, à une formation intellectuelle de la population. L’art ne sert à rien en soi mais la confrontation à une œuvre d’art pose toujours une question. Ainsi, les certitudes et les conservatismes d’idées sont moins prégnants. Toutes ces questions répétées font que les populations sont plus ouvertes sur le monde et plus curieuses. Ceci est d’une importance capitale si l’on se place à l’échelle de la planète parce que la France, tout comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et d’autres pays européens, sont des pays dont la richesse se doit d’être l’intelligence pour pouvoir faire partie du monde. L’innovation est partout et elle est notre seul moyen de survie dans la compétition internationale. Nos pays occidentaux n’ont pas l’avantage du nombre ni même des ressources… Il ne nous reste que ça, l’innovation, l’intelligence. Nous pouvons alors aisément concevoir une incompréhension dans la coupe des budgets de l’éducation, de la recherche ou de la culture, puisqu’elle est ici notre seule richesse. Mis à part l’individu, dans quoi devons-nous investir d’autre ? Aujourd’hui, nous manquons de formation intellectuelle, nos cadres manquent cruellement de culture au jour où il faut accepter et non refuser le monde. Notre seul moyen de survie est d’exploser ces codes pour vraiment échanger.
Lorsque l’on demande à Salvador Garcia si la réduction de moyens ne comporte pas une part bénéfique pour le milieu en obligeant les structures et artistes à la prise de risques et à l’audace pour survivre, il nous répond que la nécessité ne crée pas l’audace. Effectivement, cette pensée totalement Nietzschéenne et sadomasochiste qui est de croire que seuls resteront les artistes qui ont une impérieuse nécessité à l’être, va à l’encontre de notre bien commun. Le but étant qu’il y ait beaucoup de spectateurs, beaucoup d’artistes, beaucoup de lieux pour que l’échange et la confrontation soient les plus présents possible dans le pays. Aussi, évidemment, plus de moyens engendrent plus de spectateurs, plus d’artistes, donc sans doute plus de mauvais mais plus de bons aussi. Depuis l’origine de nos civilisations, l’art occidental est construit sur le terreau de la richesse. Il faut des pays riches pour pouvoir payer les artistes à ne rien produire dans un immédiat tout en ayant une fonction sociale reconnue. Et cette fonction est au cœur de nos sociétés, c’est celle d’œuvrer au développement d’une intelligence individuelle et collective, ce n’est donc pas une fonction directement utile mais elle participe au développement, à l’éduction au sens large, à l’apprentissage de la pensée.
À la croisée des monde.
Une des notions importantes dans les programmations de scènes nationales est le dialogue avec d’autres cultures, à Annecy, tout particulièrement avec le Maghreb et l’Afrique. Se joue alors un passage entre l’art occidental majeur et l’art contemporain à l’échelle de la planète et les annéciens sont spectateurs de cet art-là. Nous pouvons alors nous rendre compte que, malgré l’origine géographique, tous les artistes parlent du même monde, même si certains sont plus enracinés que d’autres dans des cultures ou temporalités. La scène nationale joue alors le rôle d’une immense bibliothèque ou galerie d’art. Elle participe au croisement entre artistes et pose ainsi au public la question de la relativité de ce qu’il voit, de ce qu’il vit. Même si nous trouvons très peu d’artistes asiatiques dans la programmation de Bonlieu, nous profiterons cette année d’un cirque vietnamien. L’attirance par culture et goût personnel du directeur de la Scène nationale avec l’Afrique le place à côté de quelques directeurs seulement qui portent un intérêt vers cette région du monde. Il y a là un intérêt également à créer des mouvements et non pas à les suivre.
Le théâtre, un milieu conservateur.
Salvador Garcia est à la tête de Bonlieu Scène Nationale depuis dix-sept ans maintenant. En toute objectivité, nous parlerons d’une histoire qu’il écrit avec les personnes avec lesquelles il travaille et le territoire sur lequel rayonne la structure, et non pas d’une paisible installation. Nous avons récemment vécu la réouverture du théâtre rénové, au profit d’un lieu à la pointe de la technologie scénique, aux espaces conçus sur mesure pour la création artistique et l’accueil d’un public nombreux à découvrir celle-ci. Salvador Garcia a eu le temps de fouiller certaines directions artistiques tout en luttant contre ce qu’il nomme l’inertie, la reproduction de schémas. Il est véritablement le lien entre les artistes et le public. C’est justement ça son métier, créer de belles histoires et de jolies rencontres.
© Photographie : Érick Labbé (887 – Robert Lepage)