La plume et le pinceau

Au XIXème siècle, le dialogue fécond qui lie les deux modes de représentation que sont la littérature et la peinture n’est pas une idée neuve puisqu’il participe dès son origine d’un dialogue qui sera théorisé par Horace sous l’adage désormais usé et repris de l’ut pictura poesis.

Véritable lieu commun affectant les rapports entre les deux domaines, le paradigme horacien cristallise l’imaginaire d’un tel dialogue des arts autour de l’idée d’une subordination de la peinture à la littérature. Les conséquences de tels présupposés sont lourds de sens et débouchent sur une inféodation pérenne de la pratique picturale par les lettres.

Un divorce.

On connaît l’impact du coup porté à la formule de l’ut pictura poesis par le Laocoon de Lessing à la fin du XVIIIème siècle qui amorce, dans le champ théorique de l’Histoire de l’Art, une prise de conscience de l’arbitraire de tels présupposés esthétiques. Lessing insiste sur la disparité des moyens d’expression de ces deux modes de représentation et creuse ainsi l’antagonisme entre les deux disciplines artistiques à l’aune de leur champ d’expression – temporalité pour les lettres, spatialité pour la peinture. Tout au long du siècle, les poncifs académiques seront sujets à un rejet croissant de la part d’une frange de plus en plus importante des praticiens et théoriciens de l’art. La rupture amorcée par le réalisme de Courbet et l’essor de la figure du paysagiste reconfigure cette hiérarchie des genres et évince la littérature comme unique source d’inspiration en prônant un retour à la nature et à la contemporanéité de la vie moderne. L’impressionnisme ne fera que clore une telle dynamique en initiant un retour à la vie moderne, éludant tout vocabulaire iconographique issu de la tradition littéraire pour se recentrer sur la subjectivité de l’artiste. La modernité prêchée par les avant-gardes artistiques de la fin du siècle amorce ainsi un mouvement de rupture avec cette conception idéaliste de la peinture qui trouvera son acmé avec l’avènement de l’abstraction.

Par ce déclin de l’institutionnalisation des arts, et la lente dégénérescence de ses principes et valeurs, se dessine une nouvelle conception des relations entre peinture et littérature. Si, comme le rappelle Gracq dans Lettrines, « il y a pour chaque époque une hégémonie mal avouée mais effective » entre littérature et peinture, il semblerait alors que la seconde moitié du XIXème siècle soit le moment où le rapport de subordination de la peinture à la littérature se renverse : la peinture devient peu à peu source d’inspiration et de renouvellement pour la littérature. S’instaure alors entre littérature et peinture un dialogue des plus fructueux au sein duquel les deux arts viennent se nourrir l’un l’autre du même imaginaire. Les cénacles artistiques font cohabiter sous la même bannière des artistes de tous horizons. Aucune hégémonie véritable ne se distingue de cette période de fièvre des arts où peinture et littérature semblent fonctionner sur un pied d’égalité, mais on distingue nettement une fascination croissante de la littérature pour la peinture.

À partir des années 1840, la pullulation d’écoles et de mouvements esthétiques intègre dans un même mouvement peinture et littérature. La cause à défendre est la même pour l’écrivain et le peintre face au conformisme ambiant ; il s’agit dès lors d’éduquer le goût bourgeois et de défendre de nouvelles formules. L’utopique vœu baudelairien de « correspondances » amorce de plus une union vers un art total, synesthésique, et annonce l’ambition symboliste de « transposition d’art ». On a ainsi affaire à un vœu partagé de fusion, ou confusion, entre littérature et peinture, que ce soit d’un point de vue esthétique ou d’un point de vue plus socialement marqué. En effet, il s’agit pour l’artiste – qu’il soit peintre ou écrivain, voire musicien et architecte – de s’émanciper d’un académisme sclérosé garant d’un goût dépassé, de jeter à bas les principes esthétiques surannés face à la vie moderne et de s’opposer au conformisme bourgeois dans une même quête.

Le déclin de l’académisme signe paradoxalement une autonomisation de la peinture à l’égard de la littérature en même temps qu’une collaboration sans précédent, par son intensité, entre les représentants des deux arts. Tout se passe comme si, dans un paradigme qui enfin permet l’autonomisation des deux arts, une prise de conscience de l’autre, par chacun des termes du couple, s’opérait, permettant ainsi, et enfin, une dimension réflexive empreinte d’une attitude entre fascination et répulsion.

Le regard.

Cette séduction qu’opère la peinture sur la littérature est matérialisée par la naissance de la tradition romanesque du roman de l’artiste : de Gautier avec Mademoiselle de Maupin à Proust et le peintre Elstir, en passant par Balzac (Le Chef-d’œuvre inconnu), les Goncourt (Manette-Salomon), Zola (L’Œuvre), Duranty (Le Pays des arts) et Maupassant (Fort comme la mort). La fascination pour la figure du peintre se cristallise dans l’imaginaire littéraire dans la forme du roman de l’artiste quand les romanciers n’auront de cesse de picturaliser leur écriture, de rendre leurs descriptions visuelles, d’écrire « comme l’on peint ». Plus encore, le regard de la littérature sur la pratique picturale permet une modélisation réflexive du roman ; le romancier, par le détour d’une réflexion sur la peinture et ses moyens, questionne à la fois son propre processus de création et les modes de représentation permis par son médium. La peinture devient alors, pour la littérature, tantôt modèle ou miroir, tantôt contre-modèle, bien souvent rivale, dans son rapport au réel.

La peinture devient, dans le roman de l’artiste, l’objet de ce que l’on pourrait appeler un genre tant les occurrences sont nombreuses. Ces romans révèlent un artiste aux marges de la société, acteur d’un perpétuel mouvement de subversion de l’ordre établi tout en aspirant à une reconnaissance dans le système qu’il dénonce. Aux marges, l’artiste l’est de même par sa physiologie : le roman de l’artiste nous montre un être au tempérament singulier, frisant souvent la folie, en faisant un « suicidé de la société » pour reprendre les mots d’Artaud.

La plume et le pinceau - Marcel Proust

Marcel Proust

Mais surtout, l’étude de la figure du peintre face à son œuvre permet à l’écrivain de modéliser sa propre pratique : en plaçant un artiste dans le processus de création et dans sa confrontation au réel, l’écrivain réfléchit à son propre rapport au monde et à sa représentation. Jadis illustration, transparente fenêtre ouverte sur le monde, la peinture devient pour les lettres le miroir de ses propres enjeux.

La littérature n’est pas la seule à lorgner du côté de la rivale : la peinture n’est pas en reste. Loin de là, cette seconde moitié du XIXème siècle foisonne d’exemples révélateurs d’un intérêt sans précédent de la peinture pour l’univers des mots. Les innombrables portraits d’écrivains – comme celui de Zola par Manet – cristallisent la confrontation de créateurs aux univers différents. Plus encore, le portrait d’écrivain est pour le peintre une manière de donner un visage à la littérature et de la constituer en métonymie du monde des lettres.

Mais le portrait d’écrivain n’est pas le seul symptôme de l’attrait puissant qu’exerce la littérature sur la peinture : les scènes de lecture et d’écriture prolifèrent sous le pinceau des impressionnistes – Renoir, Morisot, Cassat, pour ne citer qu’eux. Le livre, objet pictural fait de mots, et le rapport intime et sensuel qu’il entretient avec son lecteur, devient une autre métaphore de l’univers des mots.

Au-delà des frontières de l’art.

C’est à la lumière de ces échanges inédits que peut se lire une page du Journal des Goncourt à propos du paysage :

« Oui, le vieux monde se retourne vers son enfance, vers le berceau vert et bleu où vagit son âme héroïque. […] Étrange bizarrerie ! C’est quand la nature est condamnée à mort, c’est quand l’industrie la dépèce, quand les routes de fer la labourent, quand elle est violée d’un pôle à l’autre, quand la ville envahit le champ, quand la manufacture parque l’homme, quand l’homme enfin refait la terre, comme un lit – que l’esprit humain s’empresse vers la nature, la regarde comme jamais il n’a fait, la voit, cette mère éternelle, pour la première fois, la conquiert par l’étude, la surprend, la ravit, la transporte et la fixe vivante et comme flagrante, dans des pages et dans des toiles d’une vérité sans pair. Le paysage serait-il une résurrection, la Pâque des yeux ? »

Les Goncourt, dans ce passage, font état d’un mouvement paradoxal entre un regain d’intérêt de la part de l’homme pour les manifestations de la nature à l’heure même où celui-ci s’en détourne et la marque au fer rouge de l’industrialisation naissante. L’analogie semble alors évidente : au moment où le déclin de l’académisme signe la prise d’autonomie de deux modes de représentation, auparavant liés dans un rapport de subordination, apparaît un phénomène de jeux de regards, de dialogue et de fascination réciproque entre littérature et peinture, permettant ce « mariage troublé mais fructueux de la peinture et de la littérature. »

© Photographie : Laocoon et ses fils

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