Ça ira (1) Fin de Louis

Ou comment traiter de l’homme sous prétexte d’histoire, dans une fresque tonique et surprenante.

Retrouvez au TNP, jusqu’au 28 janvier, la dernière création de Joël Pommerat, qui vous fera oublier que vous avez oublié de ressentir la politique.

Vous en avez marre de lire une énième critique de la pièce de Joël Pommerat ?
Et vous avez raison : de l’hallucinant « La Révolution, c’est maintenant » des Échos aux blasés « [Joël] Pommerat fait sa révolution » du Figaro, de l’Obs et de Scènesweb, ce n’est pas l’originalité qui étouffe la presse culturelle. Et à chaque fois, le même constat, la même fadeur : on ne s’intéresse guère qu’au regard du metteur en scène sur l’Histoire — qu’on fait bien attention d’orner d’une majuscule dont elle se soucie peu.  Manque de chance, ce qui fait de J. Pommerat un grand de la scène contemporaine, ce n’est pas son regard sur l’histoire ; c’est sa maîtrise ontologique de ce qu’est le théâtre — il faut donc aussi parler de son esthétique.

Élitaire pour tous.

Le premier constat, face à Ça ira (1) Fin de Louis, est celui d’une accessibilité maximale. Et c’est un fait assez rare, que de voir un très bon spectacle de théâtre qui s’ouvre au spectateur dilettante, à celui qui n’a jamais mis les pieds au théâtre, qui pense ne pas avoir les clefs pour pouvoir déchiffrer l’œuvre. Hors de tous les clichés du théâtre contemporain, des obèses nus et du bouc écorché de Castellucci au violent ivrogne de Pablo Larraín et Roberto Farías — qui par leur brutalité visuelle construisent une esthétique de l’extrême — hors de cela, J. Pommerat tisse la densité de son spectacle dans les images, dans les tensions, dans les frustrations. Il réinvestit les codes avec une ampleur nouvelle, et toute la pièce semble tendre la main au spectateur. C’est le paradoxe d’un spectacle qui ne se construit ni sur des siècles d’histoire du théâtre, ni sur l’histoire de 1789, mais dans le seul espace-temps de la représentation.

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De l’histoire sur un plateau — « mettre en chair, en sueur et en fatigue ».

Il faut tout de même poser la question : quelle rapport entre l’histoire et la pièce, entre la révolution française et 2016 — quel discours s’élabore ici ? Souvent, l’histoire ne sert que de pré-texte, d’argument marketing, d’arrière-plan. Avec Ça Ira, J. Pommerat, épaulé par l’historien des révolutions Guillaume Mazeau, est bien loin de regarder l’histoire, de la juger, d’en programmer l’exposition et la réception : il ne fait que l’incarner. La mettre en chair. La libérer, la rendre à ce qu’elle est : pas un décor, pas un support à idéologie mais un temps affectif.

Alors, oui, les parallèles entre le factuel de 1789 et notre situation actuelle sont bien là, mais J. Pommerat a l’élégance de ne pas insister sur cela. Il interroge plutôt ce qu’est l’homme dans l’urgence et la violence, dans le rêve d’un monde meilleur.

2015 juin Theatre des Amandiers"Ça Ira /1 Fin de Louis" un spectacle écrit et mis en scène par Joël PommeraDécor et lumière: Eric SoyerCostumes Isabelle Deffin

De là, la disparition de tous les grands noms de la révolution : aucun des grands révolutionnaires n’est présent. Mais une grosse vingtaine d’acteurs porte-chair sont là, et c’est ce « là » qui compte : il s’agit de rendre présente la folie des choses. Loin de tous les clichés de l’histoire, froide et méthodique, loin de la cohérence idéologique, mais au plus près de ce qu’est un animal politique, qui a peur de mourir, et surtout peur de tuer.

Immersion affective.

Le principe scénographique de base, pas spécialement innovant mais réussi, est dans la négation du lieu théâtre : en même temps que s’effondre le quatrième mur, la salle entière se trouve prise dans la fiction d’un lieu plausible : les bancs de l’assemblée nationale. Passé le sourire que provoque l’analogie formelle entre les gradins d’un théâtre et ceux d’un parlement, la chose se révèle puissamment grisante : des comédiens, disséminés parmi la salle, parfois au mépris de toutes les conventions théâtrales de base, prennent la parole, et le public ne sait plus ce qu’il est : public   passif ? Ou s’il a le droit d’intervenir ?
S’en suit une altération de la position habituelle de spectateur isolé, confortablement installé parmi ses compères qu’il peut ignorer : ici, les voisins se regardent, se sourient, s’énervent contre un tel, s’emportent intérieurement pour telle comédienne… L’espace de la salle se tisse de regards croisés, comme autant de liens humains, et de liens idéologiques : si le discours sur l’histoire se révèle tout à fait marginal, le discours sur l’homme, par le biais de l’affect, est bien là.

Cours de rhétorique érotique.

Rapidement, se dégage de toutes ces postures contradictoires une oscillation mentale qui progresse au rythme des paroles. On s’émeut de la candeur et de la bonté ironique du roi, de ce premier ministre affairé qui remporte notre adhésion, de tel député qui expose tel avis… Et on constate, perdu et interdit, que notre avis change à chaque fois que l’énonciateur change — volatilité de l’adhésion.
Chacun fait alors l’expérience du pouvoir de la parole : peu importe ce qui est dit, c’est la façon de le dire qui compte. La conviction politique n’est pas une affaire d’idées, elle est une affaire de posture, d’orateurs. On en viendrait presque à regretter le temps des débats politiques endiablés, qui nous ont définitivement quitté au profit d’un premier ministre adepte d’émissions télévisées, mais ce n’est pas le propos de J. Pommerat. Il semble plutôt nous emmener dans une poétique du retournement de la conviction, dans le va-et-vient de la séduction et du plaisir.

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Car ce n’est pas l’histoire de 1789, ni en tant qu’histoire des idées, ni en tant qu’événementielle (on pourra d’ailleurs s’amuser à écouter l’aberrante et précieuse Fabrique de l’Histoire de France Culture qui, le vendredi, passe au crible des œuvres au moyen du seul prisme historique), ni l’histoire de 2016 sur laquelle J. Pommerat se focalise ; c’est un autre objet, bien plus présent et bien plus fin, qui retient son attention : l’homme. Avec ses peurs, ses désirs, ses vanités, ses comportements en société. Tout ce qui fait l’espèce d’homme.

 Avoir un regard pluriel.

Au fond, tout cela converge vers un seul point : J. Pommerat et ceux qui l’accompagnent dans l’aventure de la compagnie Louis Brouillard sont des artistes. Parce qu’ils ne programment pas le regard que l’on doit porter sur l’histoire, qu’ils n’assènent pas de leçons, mais parce qu’ils sont dans l’éclatement des perceptions et l’entretien du doute. On ne sort pas de cette pièce avec un avis tranché sur l’événement révolutionnaire, mais avec l’expérience d’un fleuve de paroles et de corps, de l’ailleurs qu’est l’intérieur d’un crâne d’homme. C’est l’intérêt de la révolution : être un cadre paroxystique pour exprimer ce qu’est l’humain.

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Ce que les autres font mal…

Il n’y a rien de réducteur dans ce traitement de l’histoire : le grand-art n’est pas celui qui parle de, mais celui qui parle. Et ces quatre heures trente de paroles sont le lieu de la révélation du talent d’alchimiste de J. Pommerat.

Il y a dans cette pièce un nombre considérable de clichés, de trucs de conservatoires, voire pis : de trucs de mauvais théâtre. Le recours à la musique enregistrée, constant dans ses créations, qui tire les grosses ficelles de l’épico-gélatineux des musiques de films d’heroic fantasy. Le jeu parfois sans théâtralité d’acteurs de cinéma qui auraient perdu leurs pas sur une scène. Le fait de cacher des comédiens parmi le public, de faire intervenir une présentatrice télé, de demander un selfie avec le roi ! Et toute une foule de détails dans le jeu, dans les mots, dont l’écriture n’est pas poétique pour deux kopecks, mais vibrante. Et c’est en cela que c’est alchimique : de toutes ces facilités, J. Pommerat fait autre chose.Tout, dans ce spectacle fleuve (qui n’est encore que partiel), résonne puissamment parce que tous les clichés de l’art théâtral sont réinvestis d’un sens nouveau, d’une profondeur supérieure, d’un geste plein.

Il n’y a pas de facilités chez J. Pommerat.

Vous retrouverez Ça Ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat :

— Au TNP de Villeurbanne, en partenariat avec les Célestins, jusqu’au 28 janvier.
— À l’Espace Malraux de Chambéry les 3 et 4 février.
— À Bonlieu Scène nationale à Annecy du 9 au 11 février.
— À la Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne-la-Vallée les 18 et 19 février.
— À la Mostra Internacional de Teatro de São Paulo du 3 au 6 mars.
— Au Centre National des Arts d’Ottawa du 16 au 19 mars.
— Aux Théâtres de la Ville de Luxembourg du 22 au 23 avril.
— À La Filature, Scène nationale de Mulhouse du 28 au 30 avril.
— Au Théâtre du Nord, CDN de Lille du 10 au 14 mai.
— À la MC2 de Grenoble du 18 au 27 mai.

Retrouvez également l’entretien de J. Pommerat avec Caroline Broué dans la première partie de La Grande Table de France Culture.

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