Soyez-vous

La folie, comme le soleil, se promène autour du globe, elle brille partout.

En fouillant dans les archives de l’iconographie photographique de la Salpêtrière, un fait omniprésent, répétitif, s’est avéré troublant : une grande partie de ces archives, de cette documentation sur les troubles psychiatriques se focalisent essentiellement sur les femmes. Pourquoi et en quoi la folie des femmes serait-elle différente ? En quoi serait-elle plus symptomatique et permettrait-elle de sonder plus en profondeur les différents troubles questionnés ? L’écorce corporelle féminine rendrait-elle plus visible l’invisible ?

Le corps féminin.

Plusieurs clichés sont fascinants, les auteurs, eux-mêmes semblent être captivés par la forme et ce qu’il s’en dégage. Leur regard, miroir ou voyeur, donne à penser qu’il existe un jeu entre la malade et l’observateur. Une société du spectacle se dessine. Le corps féminin, dans cette représentation, semblait contester ou déranger la société de laquelle il tentait de s’exclure. Cette exclusion n’était que peu acceptable, peu acceptée. Comme une interdiction d’entrer en communion avec sa propre folie. Aujourd’hui, dans l’ère du numérique, tout est affiché à travers les réseaux sociaux, tout est déballé, on ne manque rien des miettes du quotidien que chacun jette dans la fosse aux lions du voyeurisme. Tout. Sauf les corps dénudés des femmes, qu’il s’agisse du célèbre tableau de Gustave Courbet L’Origine du monde jusqu’au plus anonyme téton. Censurés par l’ordre moral desdits réseaux sociaux. D’un autre côté, la presse féminine, telle une construction panoptique, observe, dissèque et traque l’image de ce corps, le sujet, qui devient un bien commun. Sans universalité, sans individualité. Un enjeu bien extérieur, dont la beauté se doit d’être normée, stéréotypée. Est-ce que les femmes ont le droit d’exister en dehors des obsessions, des croyances, du regard intrusif d’autrui ? Toute cette agitation semble inexorablement être un rempart à l’introspection.

Yves Saint Laurent – rue Aubriot, Paris (1975) © Helmut Newton.

Une forme de folie s’invite allègrement dans les campagnes de publicité telles que les deux derniers bad buzz réalisés par la très prestigieuse marque Yves Saint Laurent. Ce dernier, amateur de provocation – bien avant qu’elle ne devienne un atout marketing – s’appuyait, courant année 1975, sur l’élégance et la sobriété des images d’Helmut Newton, portant la femme, vêtue d’un smoking, à l’apogée de l’esthétique du noir et blanc. Aujourd’hui, les tenants de la marque offrent des visuels de corps dont l’anorexie saute aux yeux. Balayant d’un revers de main le simple fait que l’anorexie puisse être une maladie physique et psychique, la maison de couture surexploite cette douleur exprimée. Sans un clignement d’œil sur l’image colportée et assumée, ainsi que son incidence sur un jeune public, Yves Saint Laurent a vu ses campagnes interdites et n’a commenté à aucun moment, donnant une explication ou un quelconque sens à cette volonté dégradante affichée. Où réside la folie dans ce cas ? Dans ces corps d’une maigreur extrême, vrai cri d’alarme sur certains diktats vécus ? Dans l’insouciance et la course à la surexploitation médiatique auxquelles cette maison ne nous avait pas habitués, en rupture avec tout le travail réalisé par le créateur ? Ou dans ces magazines et diffuseurs qui n’ont pas bronché à relayer « l’exploit » ? Partout à la fois me direz-vous.

L’acte militant.

En contre-champ de ce type d’expression, plusieurs figures ont osé utiliser leurs corps et voix, créer des images fortes et inoubliables, pour arracher leur droit à la parole, que le dessein soit politique ou purement artistique. Des actes courageux pour certains, revendicatifs pour d’autres, permettant quoi qu’il en soit d’élargir et enrichir le débat. Durant les années 80 en Argentine, « les folles de Mai » ont osé sortir de leurs foyers, et ont tourné inlassablement, autour d’une place, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Elles étaient voilées d’un foulard blanc, symbole du lange de leur enfant disparu. Outre leur demande de retrouver leurs disparus, elles désiraient gagner leur droit à se rencontrer dans la dignité. Les images étaient bouleversantes. Les visages de ces mères et grands-mères étaient défigurés par la douleur et la colère, on y décelait surtout une détermination sans faille, avec le bras vers le ciel, la bouche tordue et le front soucieux, le poids de l’âge semblait s’être envolé. Des corps flottant entre un enracinement charnel et une transcendance spirituelle vaine. Nul slogan n’était nécessaire pour comprendre la douleur vécue, une douleur mélangée à de la peur au ventre de ne plus revoir sa chair. Leurs rondes, vues comme une folie à l’époque, la folie de braver l’autorité et les armes, leur ont permis d’extérioriser la tragédie vécue sur un plan national. Les meurtriers qui tenaient le pouvoir à cette époque ne virent aucunement que c’étaient eux les fous, corsetés dans leur machisme le plus primaire.

La Ribot © Carol Parodi.

Sur le plan artistique, La Ribot, chorégraphe et artiste multidisciplinaire, a créé des images brutes et hautement symboliques en mettant son corps à nu, créant dans les années 90, une série de pièces courtes, 13 Piezas distinguidas, dont le principe est simple : un corps, une posture, un message. Les images et poses sont intenses dans ce qu’elles révèlent, ce qu’elles interrogent dans le regard du spectateur. La folie de La Ribot se déploie dans l’externalisation de ces chorégraphies hors du traditionnel théâtre, performant dans des galeries prestigieuses, bousculant les normes de son art. Dans Outsized baggage, elle s’affiche nue, immobilisée par des cordes, affublée d’un sticker de valise et prête à l’envoi. Saisissant. Le monde de l’image avance, s’aventure loin de la surveillance ambiante, et est en pleine mutation, permettant d’offrir non plus une seule et unique vérité, mais une multitude d’images proclamées comme vraies et d’affirmations de vérités possibles.

Le miroir de la réalité.

Le selfie en est le meilleur exemple. Le réseau social Instagram compte 500 millions d’utilisateurs à ce jour. Les hashtags « #selfie » et « #me » représentent respectivement 293 millions et 315 millions de publications, soit quasi la moitié de la population utilisant cet outil, affichant ce qui doit ressembler à du bien-être. Simple photographie, narcissisme ou socialisation ? En 2013, l’incontournable Times Magazine réalisait un numéro entier sur la « Me, Me, Me Generation », présentant la jeunesse, grande utilisatrice de selfie, comme une population ayant trois fois plus de désordres narcissiques que ses aînés. Le regard est affûté, la plume acerbe, avec quelques nuages de tendresse pour cette génération égocentrée. Cette opinion, très tranchée, est partagée par nombre de psychologues et psychiatres. Le selfie, dans sa plus simple production de cliché, est apparenté à un ego-trip où chacun crache son simulé bonheur au visage d’autrui. Narcisse, miroir, « dis-moi si je suis beau / belle ? ». La tyrannie du paraître est partie prenante, et nous faisons face à des images sans créativité, seul le génie de la retouche qu’offrent les applications en ligne prévaut, seule l’appétence pour un nombre élevé de likes gère la frénétique capacité à changer continuellement l’image de soi.

Narcisse – Le Caravage (1597 – 1599) © Palais Barberini, Rome.

Pour autant, l’autoportrait existe depuis la nuit des temps. Le progrès technologique a permis de le rendre accessible à tous. En observant les comptes de personnes – anonymes ou proches – sur les différents réseaux sociaux, l’utilisation du selfie reflète un besoin d’être aimé de plus en plus accru. Mieux, il aide à s’aimer un peu plus, à avoir une meilleure image de soi. La reconnaissance extérieure devient un vecteur de renforcement des valeurs personnelles, un tremplin de l’intériorité. Nous ne sommes plus face à la tyrannie du paraître mais bel et bien face à l’expression de l’être. Une expression ou une mise en scène de l’être. D’ailleurs, ce même progrès allant plus rapidement que ce que nous sommes capables d’absorber à taille humaine, le selfie, tel qu’il est fabriqué et utilisé aujourd’hui, sera bientôt dépassé, tombera dans l’oubli et sera remplacé par une autre méthode, qui permettrait éventuellement d’en dire plus sur l’être et ce qui l’anime, donner de soi, différemment. Hologramme, photo 3D, réalité augmentée : les pistes semblent être sérieuses et à notre portée. Le selfie intrigue et laisse un sentiment mitigé sur la réalité qu’il engendre. Cette toute petite part de réalité projetée semble manquer d’honnêteté, d’authenticité. Il n’existe pas de vis-à-vis, d’interaction, d’échange, de rencontre ou de partage. Le portrait – en studio ou en extérieur – est un exercice non anodin. Il demande de part et d’autre une implication non négligeable, qui prend du temps, comme a pu le dire Henri Cartier-Bresson à Simone de Beauvoir : « Cela prendra un peu plus de temps que chez le dentiste, un peu moins que chez le psychanalyste ».

Quand l’on tire le portrait, il s’agit d’avoir cet échange où l’on accompagne les gens à aller au plus profond de soi, à laisser surgir l’authentique en eux, ce moment fugace, d’un quart de huitième de seconde où ils acceptent de se livrer. Livrer, délivrer, se libérer de l’objectif, du regard de l’autre et offrir leur réel visage, cette infime fibre que l’on appelle l’âme, leur réalité intime, aussi riche. Il existe dans cet exercice une force du dépassement de soi, de ses peurs et de sa propre folie en acceptant de plonger, d’extraire et de déterrer une substance unique, un portrait réussi. De toutes les façons, au final, la réalité est une vision d’optique.

Photographie à la Une © Madre e Hija de Plaza de Mayo (1982) © Adriana Lestido.

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