Je parle donc je suis ? Non : je parle donc je décide qui tu es. Du Proche-Orient antique aux identités sexuelles, la parole sert aussi à opposer, à opprimer, à faire violence.
Identité, n.f. : naissance de la violence. Processus de différentiation qui permet la haine, autorise le rejet et légalise le meurtre.
– Qui es-tu ?
– Je suis ce que tes mots m’autorisent à être.
– Tu es un homme mort !
Un mot, des flots de sang.
Nous sommes au douzième siècle avant Jésus-Christ, sur la rive orientale du Jourdain. Le pays de Galaad est divisé entre les tribus de deux fils de Joseph, Éphraïm et Menassé. Chacun fonde sa tribu, les Éphraïmites pour Éphraïm et les Guiléadites pour Menassé, du nom de son fils Guiléad. Un des fils de Guiléad est conçu sur la couche d’une prostituée : Jephté. Celui-ci est contraint à l’exil. Pendant ce temps, le royaume de son géniteur fornicateur et celui de son grand-oncle Éphraïm est envahi par les Ammonites, éternels ennemis des Hébreux. La décision la plus logique est d’aller chercher le bâtard et de lui dire qu’il sera roi s’il bat les Ammonites. Aussitôt dit, aussitôt fait : Jephté renverse les Ammonites et récupère un important butin.
Les descendants d’Éphraïm se réjouissent d’avoir été, eux aussi, libérés par leur cousin, mais ils apprécient moins que celui-ci garde le butin au seul bénéfice des membres de sa tribu. Très en colère, ils veulent brûler la maison de Jephté, ce qui ne manque pas de déclencher une guerre entre les deux tribus. Jephté, fin stratège et grand guerrier, met en déroute l’armée des Éphraïmites et cherche à les massacrer pendant leur fuite. Sauf que de nombreux civils qui n’ont rien à voir avec les Éphraïmites fuient également les combats, et que, dans l’Ancien Testament, tuer ses ennemis c’est permis, mais les victimes collatérales au sein de son peuple, ça l’est moins.
Jephté coupe la retraite des Éphraïmites et la fuite des civils au niveau d’un gué sur le Jourdain. Il invente alors un stratagème pour reconnaître les Éphraïmites au sein des fuyards, fondé sur le fait que chaque tribu parle son propre dialecte de l’hébreu et ne prononce pas certains mots de la même manière. En l’occurrence, les Éphraïmites ne parviennent pas à prononcer le mot schibboleth avec un [ʃ] initial, comme le <ch> dans le mot cheval par exemple. À la place, ils prononcent le mot avec un [s] initial, comme dans serpent. Jephté demande donc à chaque personne qui tente de passer le gué de prononcer le mot schibboleth. Celui qui réussit est à coup sûr un guiléadite, tandis que celui qui prononce sibboleth est un éphraïmite, et, nous dit sobrement le texte (Livre des Juges 12.5-6), « on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occasion, quarante-deux mille Éphraïmites. » Un mot, quarante-deux mille victimes.
« Tu », groupe informe.
Ce que la Bible hébraïque oublie de préciser, c’est que la prononciation [s] de la première consonne de schibboleth n’identifie pas précisément les Éphraïmites, mais identifie ceux qui ne sont pas guiléadites. Si par malheur tu n’es ni éphraïmite ni guiléadite mais que tu prononces des [s] à la place des [ʃ], Jephté ne va pas faire dans le détail. Sur les gués du Jourdain, si tu n’es pas guiléadite, tu ne peux être qu’éphraïmite. C’est donc la différence, et non une identité précise, que le stratagème linguistique du schibboleth permet de repérer. En soi, que la langue soit un outil de discrimination et un lieu de conflit, ce n’est pas une chose nouvelle – nous avons eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises dans ce magazine. Mais ce qui est remarquable, ici, c’est la sentence : si tu n’es pas comme moi, je te tue.
Guerre et paix, performances.
Dans l’histoire de Jephté, la langue est un outil de la guerre, mais c’est lorsque les Éphraïmites tentent de brûler sa maison que la guerre est déclarée. Cela dit, le plus souvent, c’est une parole qui lance les hostilités : la guerre se déclare, et déclarer, c’est un verbe de parole.
Nombre de nos actions sociales sont prises en charge par le langage. Le philosophe du langage John Austin appelle ces énoncés des performatifs : ces mots sont dotés d’un pouvoir spécifique d’action sur le monde. Il en va de même pour les déclarations de guerre et pour les mariages : disant « Je vous déclare mari et femme », l’officiant change la réalité. Avant sa phrase, les deux amants n’étaient pas mari et femme. Après sa phrase, ils le sont devenus. Cela vaut aussi pour les énoncés comme « Je te conseille de… » ou « Je te promets que… » : la parole n’est pas que le medium, elle est l’action elle-même. Au lieu de décrire, la langue fait.
Ce type d’énoncé linguistique est donc une performance. Il s’agit, selon le titre de l’ouvrage d’Austin, d’effectuer des actions avec des mots (How to Do Things with Words). La déclaration de guerre correspond tout à fait à cette performance : elle modifie l’état du monde, le faisant basculer de la paix au chaos.
La performance de l’étiqueteuse.
Le schibboleth n’est donc pas, en ce sens, un performatif. Il décrit un état du monde, il permet d’identifier le dialecte de l’interlocuteur, mais il reste bien sagement à sa place de langue : il décrit le monde tel qu’on croit qu’il est. La croyance est ici capitale : pas besoin d’être un performatif pur jus, une action en soi, pour être investi d’une dimension performative. Les mots qui posent des étiquettes ont, eux-aussi, une capacité à altérer le monde et ses représentations, mais une capacité cachée.
Ainsi, le mot-étiquette n’est jamais une description objective du réel. Il consiste à sélectionner une caractéristique et à l’élever en tant que critère définitoire d’un groupe. Austin prend ici l’exemple de l’homosexualité : pour lui, l’invention du mot homosexualité et de l’adjectif homosexuel·le crée une nouvelle identité. Qu’ensuite les individus se revendiquent volontairement comme homosexuel·le·s est un fait social indépendant. À l’origine, lorsqu’il apparaît pour la première fois en 1869, le terme appartient à la psychiatrie. Il décrit une perversion dont la médecine va se saisir. Avant le mot, les individus ayant des relations sexuelles avec des individus de même sexe n’étaient que… des individus ayant des relations sexuelles avec des individus de même sexe ! Après le mot, ils sont dotés d’une définition, d’une symptomatologie précise. Le mot-étiquette crée dans la société des catégories discrètes, c’est-à-dire des groupes dont les frontières sont définies sur des bases rationnelles. Ces bases rationnelles permettent une identification aisée des individus et donnent l’illusion que ces catégories sont naturelles, alors qu’elles sont socialement construites. Une fois qu’on a créé leur identité, on peut enfin mettre les homosexuels à l’asile – ou en prison.
Un autre philosophe du langage, John Searle, pousse l’idée un peu plus loin : pour lui, le performatif n’est que la façade linguistique de la construction des identités. La réalité sociale, ainsi appréhendée, est complètement définie par les étiquettes qu’on lui donne. Dans un ensemble d’individus tous dissemblables, on choisit quelques caractéristiques (genre assigné à la naissance, couleur de peau, catégorie socioculturelle, religion, dialecte, etc.) et sur la base de ces traits, on fonde des catégories rigides. Ainsi, on obtient des groupes d’individus semblables, et, ce faisant, on leur permet de s’opposer les uns aux autres. Si les Éphraïmites avaient parlé le même dialecte que les Guiléadites, si personne n’avait imaginé poser une frontière entre les deux peuples en fonction du fils de Joseph dont ils descendent, le Jourdain ne se serait pas transformé en rivière de sang.
« cis- », de quel côté es-tu ?
La philosophe et féministe Judith Butler s’est notamment inspirée de la théorie des performatifs d’Austin, poussant l’analyse hors du champ linguistique. Pour elle, une fois l’étiquette du genre posée à la naissance, un individu se trouve dans l’obligation de passer toute sa vie à re-jouer cette étiquette, à l’assumer. Les garçons jouent des jeux de garçons, s’habillent comme des garçons, se battent comme des garçons. Les hommes gagnent de l’argent comme des hommes, élèvent leurs enfants comme des pères. Les petites filles, elles, jouent à la poupée et à la dînette, optent pour des carrières différentes, et n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur progéniture. Ces configurations correspondent au concept de cisgenre. Le préfixe cis- est ici capital : la Cisjordanie, c’est la Jordanie du côté des Romains, la Gaule Cisalpine c’est le territoire gaulois du côté italien des Alpes ; cis- c’est rester du bon côté. Celui qui reste de son côté de la barrière de genre est contraint de passer sa vie à performer son genre, à correspondre activement avec ce que l’étiquette lui impose.
Alors, oui, on peut aussi faire la paix avec la langue. On peut laisser les individus s’exprimer et leur proposer de forger eux-mêmes les catégories dans lesquelles ils veulent se ranger. Il existe d’ailleurs une lourde tendance en ce sens, bien que celle-ci ne touche pas encore toutes les couches de la société ni toutes les sensibilités politiques et idéologiques. On peut désormais se définir comme européen, voire comme citoyen du monde, plutôt que comme français. De même, pour la question du genre et de l’orientation sexuelle et amoureuse, il est désormais possible de recourir à des étiquettes alternatives, des étiquettes queer : si la majorité de la population continue à se définir par défaut comme cisgenre et hétérosexuelle, on peut désormais se dire bisexuel (on aime les deux sexes, de manière genrée), pansexuel (on aime des individus des deux sexes, indépendamment du genre social dans lequel ils s’inscrivent), sapiosexuel (on aime les individus pour leur intelligence et non pour d’autres caractéristiques, au sein desquelles on peut trouver le genre). On peut également se définir soi-même comme agenré, non-genré ou non-binaire, c’est-à-dire qu’on revendique de ne pas performer au quotidien le genre qui nous a été assigné à la naissance. Enfin, le regard que la société porte sur les personnes qui changent de genre et/ou de sexe évolue de jour en jour, et l’infraction que constitue le préfixe trans- devient de moins en moins stigmatisée.
Bien sûr il n’est pas facile d’accepter l’autre pour ce qu’il est et pas pour ce que nous voudrions qu’il soit. Et l’on voit déjà des forces réactionnaires qu’on pensait mortes depuis longtemps se soulever contre la reconnaissance sociale des identités qui ne répondent pas au préfixe cis-. Mais le travail de libération vis-à-vis des mots-étiquettes qui nous enferment est bel et bien amorcé et peut-être un jour pourrons-nous être à la fois éphraïmites et guiléadites, européens, dé-genrés sans être dérangés, trans- et cis- sans distinction : être humains. Avoir un regard de compassion, d’acceptation, comprendre que les typologies ne sont que les fantômes de nos peurs, et qu’en aucun cas on ne doit laisser un mot enfermer quelqu’un. Libérez les mots, ils vous libèreront.
Image à la Une © Psautier d’Henri de Blois (1120-1160) © British Library, Londres.