La viscérale.
Elle prend la contre-allée, à rebours des évidences. Entre la danse et le rock, les arts visuels et la chanson, elle construit des ponts, s’ingéniant à nous emmener là où on ne l’attend pas. Cette enfant du punk plonge toujours en avant, appuie là où ça lui fait mal pour mieux nous livrer son cœur à vif, vivant.
Quel est votre parcours ?
J’ai commencé par faire du rock alternatif dans un groupe, à l’adolescence. Ça a duré neuf ans. Comme beaucoup d’auteurs-compositeurs, je me sentais à l’étroit, j’avais le désir d’être le seul commandant à bord. Ça a été perçu par les autres comme un problème d’ego mais pour moi, il s’agissait plutôt d’une prise de risque. J’avais envie de repousser mes limites. Ce n’était pas faisable dans un groupe où tout le monde compose et chante. Il n’y avait pas de leader, c’était tabou. Mais être confrontée à moi-même, comme artiste, était un besoin viscéral. Ma vie est faite d’émotions extrêmes, de rencontres, de ruptures. Quand on a une grande gueule, il y a des portes qui se ferment. Ce n’est pas parce qu’on a un groupe que ça doit durer toute la vie, c’est un fantasme d’adolescent.
Est-ce votre façon d’être libre ?
La liberté, ça ne veut pas dire grand-chose. Devenir libre, ça m’a rendue complètement seule, ça m’a enterrée vivante. Aujourd’hui, j’ai monté ma propre structure pour l’enregistrement, l’édition, le fonctionnement administratif. Le milieu de la chanson est une organisation marchande qui prône la rentabilité, mais ce modèle de production et de diffusion des artistes est périmé. Il y a une espèce de congestion, un étiquetage des choses et des valeurs qui bride tout le monde. Et puis, comme le contexte économique est épouvantable, les gens ont peur.
De quoi les gens auraient-ils peur ?
Il faut entretenir la curiosité du public mais les diffuseurs prennent de moins en moins de risques. Je ne comprends pas qu’un chanteur doive être connu pour remplir une salle. Il faut que le public soit aussi prêt à se laisser surprendre par des musiciens, comme c’est le cas pour le théâtre ou la danse. Mes propositions artistiques vont toujours dans le sens du risque et de la liberté, d’où cette phrase de Cocteau qui est dans mon Journal d’une création : « La délicatesse dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin ».
Est-ce que vous faites de la chanson contemporaine ?
Absolument. J’ai la folie d’oser. On est dans une période de bouleversements, beaucoup d’artistes prennent des risques, mais la chanson est mal vue, elle est considérée comme de la sous-poésie, du sous-théâtre. Pourquoi un clip, ce serait du sous-cinéma ? Pourquoi le système marketing entretient-il l’idée que la chanson est vulgaire, uniquement bonne à remplir des salles ? Ces question, je les pose avec mes spectacles : ils sont littéraires, théâtraux et en même temps divertissants. La France est un pays qui a de l’argent pour cautionner ce genre d’audace. Un bon artiste est fait pour déranger, il doit faire chier. Finalement, il y a très peu de vrais artistes, des gens pour qui tout est question de vie ou de mort. Si je reçois une mauvaise nouvelle, pendant deux jours, j’ai sincèrement envie de mourir. Un artiste est toujours au bord d’un gouffre.
Que faites-vous pour ne pas tomber dans le gouffre ?
Ce pour quoi je me tape la tête contre les murs, ce qui me donne envie de me battre, c’est ce clivage entre les disciplines. Je ne vois pas la différence entre la danse, le théâtre, le cinéma, la littérature, entre les styles musicaux. J’essaie juste de faire des chansons de qualité qui posent question, ça n’a rien à voir avec le fait de vendre des disques. Tout ça me met la rage, on a cinquante ans de retard sur la culture. Les gens qui disent : « C’est pas mon truc, moi je suis plutôt jazz. »… Qu’ils aillent se faire enculer ! Moi, je bosse avec tout : viole de gambe et guitare électrique. Pourquoi devrais-je me cantonner à une discipline parce qu’on m’a étiquetée chanteuse ? La chanson est mon outil. Tout le monde fait des chansons, ça a l’air facile, mais ce format court est précieux. Ce sont des mathématiques, une équation sublime. Une bonne chanson, c’est l’équivalent d’au moins trente jours de travail.
Au bout de trente ans de carrière, pouvez-vous dire ce qui fait l’unité de votre œuvre ?
Mon fil conducteur, c’est cette question de vie ou de mort. Comme disait Deleuze, on rencontre des choses avant de rencontrer des gens. C’est en rencontrant des œuvres d’art que je me prends des tartes dans la gueule, comme avec Rodrigo García. C’est comme ça que je fais mes disques, en réaction à quelque chose qui m’a marquée. Pour Tableau de chasse, je me suis ruinée en reproductions, en allant au musée. Je m’en suis procurée une de mauvaise qualité de La Danaïde de Rodin sur Internet mais je pouvais la toucher. Au musée, elle était sous verre, j’étais folle. Je me vois comme une éponge. Je me gonfle de partout et après, j’essore. J’ai appelé mon disque 69 battements par minute parce que j’ai enfin compris ça. Tu sèmes, tu récoltes… C’est sensuel, organique. C’est ça, une carrière : chercher, prendre le temps de se connaître. C’est le contraire du show-biz qui méprise les artistes. Tout le monde espérait que ça allait marcher pour moi, que j’allais vendre. Ça ne se passe pas comme ça : ça marche, mais là où on ne m’attend pas. C’est ce qui fait ma force.
N’y a-t-il plus de goût pour l’art au sein de l’industrie du disque ?
Il y en a mais c’est rare car les labels manquent de moyens, c’est antinomique avec un système qui préfère des artistes manipulables.
Êtes-vous restée punk ?
Oui ! Mais je ne suis pas dans l’autodestruction. Pour durer, il faut être pragmatique, d’autant plus que je suis une femme. La chanteuse est un objet de fantasmes, surtout quand elle cumule beauté et talent. Par contre, après quarante ans, on sent dans le regard des hommes qu’elle est un peu tapée. Pourtant, ce qui est intéressant, c’est la durée. Je ne sais pas où je vais mais j’ai l’impression d’avoir la vie devant moi. Ce n’est pas le cas des gens dans le milieu du disque.
N’avez-vous plus rien à prouver ?
Si, mais plus à moi-même. C’est toujours un challenge de faire ce métier mais je connais ma valeur. Le problème des gens célèbres, c’est qu’on attend d’eux qu’ils refassent la même chose. Il n’y a rien d’authentique, ils sont en face de gens qui vivent par procuration. La vraie liberté, c’est de pouvoir rester créatif.
Photographie à la Une : Claire Diterzi © Micky Clément.