La prison de Sighetu Marmatiei – Épisode 2

Prison Jilava Roumaine

La Répression.

La société décapitée.

À Sighetu-Marmatiei, les 5 et 6 mai 1950, plus d’une centaine de notables provenant de tout le pays, parmi lesquels on compte des anciens ministres, des académiciens de Bucarest, des économistes, des officiers, des militaires, des écrivains, des journalistes et des politiciens, sont emprisonnés. Ils ont été arrêtés les jours précédents : certains ont reçu un jugement sommaire qui les condamne à de lourdes peines de réclusion, la plupart n’a même pas été jugée, et une bonne partie d’entre eux ont déjà plus de soixante ans…

La seconde phase du projet de déportation vers la prison de Sighetu-Marmatiei concerne l’élite religieuse : en octobre et novembre 1950, ce sont une cinquantaine de prêtres catholiques et romano-catholiques qui sont emprisonnés, dont certains sont déjà dans un âge avancé. La machine d’anéantissement des forces de résistance se met en place.

À Sighetu Marmației, il suffit de cheminer dans les couloirs glacials du pénitencier, pour découvrir que les détenus vivaient dans des conditions d’isolement et d’insalubrité à peine croyables. La lumière se fait rare, le chauffage est absent, les cellules exiguës ne comportent qu’un lit minuscule, une gamelle et un seau métalliques qui servent pour les repas et les latrines. Le 5 février 1953, Iuliu Maniu, le chef charismatique du Parti national paysan, emprisonné depuis 1947, meurt à Sighetu-Marmatiei.

Iuliu Maniu

Iuliu Maniu

L’enfer de la détention.

Le pénitencier de Sighetu-Marmatiei n’a rien d’unique en son genre dans la Roumanie d’après-guerre. Entre 1944 et 1959, le pays compte 240 unités de détention, 44 pénitenciers, 72 camps de travaux forcés, 63 centres de déportation et de domicile obligatoire. La police politique, la Securitate, se répartit en une centaine de sièges d’interrogatoire et s’appuie sur un large réseau d’indicateurs. La bureaucratie communiste reste méticuleuse et terriblement productive dans son approche de l’enfermement, comme en témoigne la classification des lieux d’incarcération selon plusieurs registres : centre de détention multifonctions ; prison à dominante politique ; centre de détention psychiatrique. Quant aux camps de travaux forcés, ils se déclinent en deux catégories : les premiers à régime sévère, les seconds en camp de travail ordinaire.

Carte des prisons en Roumanie

Carte des prisons en Roumanie

L’un des camps les plus mortifères est probablement le célèbre camp du canal Danube – Mer Noire. Ce chantier colossal projetait d’établir la jonction du fleuve à la mer, causant plusieurs milliers de morts, parmi lesquels nombre de personnes âgées, ou d’intellectuels peu aguerris aux travaux d’une telle intensité physique.

D’autres centres de détention font office de plateforme d’attente et de transit, telle que la « Bastille roumaine » de Jilava, où les conditions restent parmi les plus humiliantes. Les prisonniers sont dans l’expectative de  leur procès, de leur interrogatoire, ou bien de leur déportation vers un autre pénitencier. Les cellules sont surpeuplées, la nourriture avariée, le froid permanent et les murs ruissellent d’humidité. « La nourriture sentait si horriblement mauvais que la gardienne s’était mis un mouchoir sur le nez. Une autre fois, on avait reçu les célèbres jumari [des morceaux de viande de porc] à l’intérieur desquelles les vers grouillaient. » avouait une ancienne détenue politique. Les prisonniers peuvent se promener une demi-heure par jour dans une cour intérieure, où ils marchent les mains dans le dos. Parler leur est interdit. Les étudiants sont déportés dans les camps de travaux forcés à Salcia, Marasu et Periprava, où nombre d’entre eux perdront la vie. D’autres sont envoyés à Sighetu Marmației.

À Mislea, dans une prison pour femmes, on retrouve la présence d’épouses de notables, de femmes de militaires de haut rang ou d’anciens ministres. Au moindre écart, ou bien par sadisme des gardiennes, les détenues sont cloîtrées dans les gherla, des cachots minuscules « aux dimensions d’un petit ascenseur, avec un paillasson sur la terre humide où il était presque impossible de s’asseoir. »

Du reste, on aurait tort de croire que leur libération puis leur retour dans la vie civile effacent leur passage en camps de détention. Ces femmes sont surveillées en permanence par la Securitate, elles peinent à retrouver un emploi, végètent dans la misère et la méfiance des autres citoyens. C’est ce que Claudia-Florentina Dobre nomme « la libération dans la Grande prison », avec en premier lieu l’impossibilité de retrouver une relation amoureuse. L’une d’elle évoque ainsi : « Les garçons qui me courtisaient disparaissaient quand ils apprenaient que j’étais une ancienne détenue politique. »

Prison Jilava Roumaine

Prison Jilava Roumaine

Le  phénomène Pitesti.

Les communistes vont mettre au point un système carcéral dont le double objectif est la peur permanente et la rééducation idéologique des prisonniers. Pour l’atteindre, l’une des méthodes consistera en la torture de détenus par d’autres détenus, afin d’avouer leur culpabilité réciproque et de les enferrer dans la logique du système pénitentiaire. La prison de Pitesti a démarré cette expérience à partir de 1949 qui a duré pendant trois ans. La paternité de la méthode revient à Alexandru Bogdanovici, ancien détenu politique fasciste, membre de la Garde de Fer, mais qui l’élabora dans la prison de Suceava afin d’obtenir des faveurs de l’administration pénitentiaire. À Pitesti, ce sont Eugen Țurcanu et quinze autres comparses qui vont la développer dans le but de convaincre les autres détenus d’adhérer au communisme après s’être « lavé le cerveau ». La rééducation passe par la séparation et la hiérarchie entre les « détenus – rééducateurs » d’un côté et les prisonniers de l’autre. L’expérience se décline en quatre étapes : la première est la dénonciation extérieure, durant laquelle le détenu doit avouer à son rééducateur ce qu’il a caché au cours de l’enquête, notamment ses liens avec ses amis dans la société, qui pourraient avoir été des opposants. La seconde étape est la dénonciation intérieure, soit le fait de dénoncer ses codétenus, ceux qu’il suppose être des récalcitrants au communisme (lors de cette phase, la délation atteint son comble et la méfiance entre prisonniers son paroxysme) ; la troisième étape est la dénonciation « morale », qui vise à ce que le détenu renie tout ce qui a été sacré pour lui : parents, amis, femme, enfants, religion, avant de renier jusqu’à l’homme qu’il a été auparavant. Il lit et récite chaque jour des textes marxistes et doit faire allégeance à des thèses communistes. Enfin, la dernière étape : il devient à son tour un meneur de la rééducation vis-à-vis d’un nouveau détenu. Ainsi le cercle de tortionnaires détenus s’agrandit rapidement. Afin que les étapes soient réussies, les mécanismes de torture n’ont aucune limite et aucune fin supposée. Selon Virgil Ierunca, dans son livre Pitesti, laboratoire concentrationnaire, 1949-1952, Eugen Țurcanu met en place un éventail de tortures dans l’indifférence des gardiens : outre les passages à tabac quotidiens, les humiliations, les brûlures répétées, les détenus sont forcés de manger leurs excréments et doivent participer à des viols collectifs, se flageller et encourager des messes pornographiques entre détenus. Entre ces séquences de torture, on leur explique que le communisme est leur Salut. Grigore Dumitrescu en tira son film intitulé le Démasquement, où il dévoile le parcours d’Eugen Țurcanu

Nicolae Ceausescu

Nicolae Ceausescu

Conséquences.

À la prison de Sighetu-Marmatiei, je trouve écrite cette phrase qui résume non seulement l’atmosphère carcérale, mais qui devient un cruel contrepoint à la propagande de l’Homme nouveau, en cours dans l’ensemble des pays du bloc soviétique (bien que la Roumanie soit officiellement dans les pays non-alignés). « La plus grande victoire du communisme — une victoire qui n’est apparue, de manière dramatique, qu’après 1989 — a été la création de l’homme sans mémoire, de ‘‘l’homme nouveau’’, au cerveau ‘‘lavé’’, qui ne doit se rappeler ni ce qu’il a été, ni ce qu’il a possédé, ni ce qu’il a fait avant l’instauration du communisme. »

La torture mentale dans les prisons roumaines a conduit à de nombreux suicides chez les détenus, même après leur libération, selon la psychanalyste Irina Talaban. Elle explique ainsi dans son livre, Terreur communiste et résistance culturelle, que l’expérience Pitesti, puis le développement de cette torture collective dans d’autres lieux de détention, a mené à la fabrication d’êtres humains « abstraits, déracinés de tout contexte, sans passé, sans filiation ni affiliation ». Après une société vidée d’espoir, l’objectif apparent est de réaliser une société dénuée d’histoire.

Photo des détenus

Photo des détenus

Dans la prison, traversant un couloir tapissé des photographies en noir et blanc de milliers de visages, ceux des détenus, je discute brièvement avec une étudiante en histoire de l’université de Bucarest. Nous parlons de la mortalité dans les camps de travail roumain — difficile à évaluer précisément — nuancée par ce qu’elle me confie avoir lu dans un article de journal, qui indiquait, en 2013, que des archéologues avaient récemment découvert une fosse commune près de l’ancienne colonie pénitentiaire de Periprava, dans le delta du Danube. « La plupart sont morts d’épuisement, ajoute-t-elle, mais les archéologues ont remarqué que certains cadavres avaient les pieds et les poings liés. Sans doute qu’une fois le travail effectué, les autorités se sont débarrassées des détenus… »

À suivre…

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