Regard de loup, vie de voyou

#Playlist 06.

À peine seize heures se sont écoulées depuis notre dernière virée, depuis nos poignées de main un peu molles devant ce bar aux rideaux noirs. La nuit dernière, une rotation trop tard. Le décompte est inutile, ce ne sont que des heures de vie en moins, seize petites heures en suspends au-dessus de la frise trop grande de l’Histoire. Des minutes disparues, aspirées dans le brouillard friable de mes souvenirs. Comme un nuage de plomb qui défile paresseusement dans un ciel sans soleil.

Le jour décline maintenant au travers des fenêtres hermétiquement closes du salon, et nous sommes tous au rendez-vous. Assis sur les fauteuils, étalés sur les canapés, le regard vitreux, le sourire un peu forcé mais les mains fermement serrées autour de nos verres de vin rouge ou de rhum coca. Les bouteilles éclusées de la veille traînent quelque part dans un coin de la pièce, s’érigent en d’antiques trophées ternis sur le rebords de la fausse cheminée. Un décor familier, rassurant, aussi réel qu’un studio cinéma. Je jette un regard circulaire autour de moi, mes yeux s’arrêtent sur chacun des visages qui encercle la table basse. J’essaye de me sentir ici, d’appréhender physiquement ma présence avec eux, statique à cette place précise. J’imprime ma position dans l’espace, la leur aussi, dispersés à quelques mètres de moi. Une distance ridicule, une trajectoire moléculaire immense. Ma réflexion s’arrête là, incapable que je suis de me souvenir des événements de la veille, si ce sont les mêmes personnes qui me parlent, qui trinquent avec moi, si je suis réellement là.

La peur de la solitude, l’habitude qui émousse notre volonté d’avancer, le risque du devenir peut-être… Les raisons sont innombrables, toutes justifiables et absolument dénuées d’intérêt. Nous reproduisons le même schéma, sans cesse, comme une pellicule fatiguée qui tourne en boucle. C’est la fièvre de la jeunesse, l’ardeur de vivre, le pouvoir de s’esquinter encore, sans rien regretter le jour de notre mort. Il y a aussi le danger qui n’existe plus, les sensations extrêmes qui disparaissent du quotidien. C’est du moins ce que Romain tente de m’expliquer. Il se penche au-dessus de mon épaule et commence à parler, à expulser des mots, comme s’il avait du mal à les contenir, évacuant ses idées fœtales dans l’onde rugueuse de sa voix. Chaque nuit nous digérons le monde, nous le laissons macérer dans nos consciences, et une fois face à nos semblables, nous ne faisons que gerber nos états d’âmes. Je remplis nos verres, Romain me remercie d’un bref signe de tête et continu de me parler. La fumée qu’il recrache doucement n’adoucie en rien son timbre caverneux qui vibre, qui s’installe durablement entre mes tempes, avec toujours ce même oscillement sombre, ce subtile mélange d’alcool et d’herbe de première qualité. Il tire deux longues bouffées et me tant machinalement le joint. Sa bouche tressaute, un filet bleuté filtre entre ses dents, sa gorge se contracte, et il relâche brusquement le fantôme gris de ses entrailles. Son visage disparaît plusieurs secondes derrière l’écran opaque et ces mots me parviennent comme déformés, comme si nous étions tous deux immergés dans l’eau, une solution aqueuse qui enveloppe la parole, le verbe, étouffe nos chairs, cette viande palpitant dans le formol. Je fume un long moment et discours avec lui des événements de la veille, de nos échecs, des festivités à venir, des choses de la vie – cette curieuse banalité – et de cette fille à qui je n’ai jamais parlé.

Nous parlons des heures, ou quelques secondes, enchaînant avec régularité nos verres, roulant joint sur joint. Pliant, allumant, aspirant, consommant davantage qu’une minute ne compte de battements. Tout se mélange, l’environnement se déforme, se fond dans l’ambiance sonore. Des basses sourdes, des voix spectrales, et je crois que c’est ma bouche qui pense, mon cerveau qui parle. La musique s’arrête brusquement, scelle l’instant, et je ne vois qu’un paysage désertique, imbibé de vide. Il n’y a plus d’horaire, plus de changement, juste nos rêves qui se resserrent. Hommes d’espoir dans un monde de loups, bulles de gaz qui explosent dans l’atmosphère.
Et nous, qui dérivons.

Killian Salomon

Rédacteur / Auteur

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.