Sur le fil

Sur le fil - Le funambule de Jean Genet

Au-dessus du sol avec le Funambule de Jean Genet.

Qui n’a jamais rêvé de s’extraire de la pesanteur ? Et qui le peut ? Nous les êtres lourds, les êtres rampants, le nez collé au bitume, la tête dans les pieds, où sont nos aspirations ? Gamins au cirque, yeux de gosses bourrés d’étoiles. L’air, les nuées, les avions coincés au plafond de nos crânes. Et l’affairement des jours qui nous vautre dans la boue du monde, devenus des bourgeois adultes. Quelle issue ? Quelle issue si ce n’est le funambulisme ou le larcin, si ce n’est la sorcellerie, si ce n’est la poésie ? Si ce n’est Genet ?

Jean Genet écrit Le funambule pour son acrobate d’amant Abdallah Bentaga. Le jeune homme a dix-huit ans, racé, la vie devant et pourtant suspendue. Le long poème en prose lui est adressé. Genet le pousse à monter sur le fil, à aimer son fil, à danser dans la solitude éclairée, à mourir à lui-même dans l’apparition stellaire. Puis, du fil, la chute. De la chute, l’infirmité. Et le fil, encore, celui du rasoir qui lui ouvrira les veines. Et du suicide encore – la vie de Genet en est pleine. Mais l’auteur est mort. L’auteur est toujours mort. Le funambule aussi. Il ne reste que moi, que moi lecteur. Et le « tu » se transforme. Je suis Abdallah, j’ai dix-huit ans et je monte sur le fil d’acier. Je suis Jean, je prends trente ans et je me regarde dans le miroir de l’artiste, et je définis mon art poétique. Je suis un Homme et j’entends la vie qui m’invite, la mort qui rôde en dessous. Je suis moi, je me cherche et ne peux me résoudre qu’à l’incandescence de ma singularité. Tu as raison Jean : ce n’est pas une leçon, c’est une exaltation : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. » Que nos vies soient poétiques ou qu’elles ne soient pas ! Où la débusquer, comment la célébrer, cette poésie ?

Jean, tu es un arraché. Je t’ai entendu souvent dire « vous » en parlant des autres, de ceux qui peuplent le monde, de ceux qui ne sont pas toi, de tes « tortionnaires » comme tu les appelles. Ils parlent la langue mondaine, la langue du pouvoir, la langue blanche. Et toi, tu es un nègre, Jean, un métèque, un arabe, un pédé, un chapardeur, un taulard, un orphelin, un paria – ne pouvons-nous écrire que dans les marges ? Tu es tombé hors du commun et tu as, innocent dans ton sourire, aimé la merde dans laquelle tu pataugeais. Tu as compris qu’elle te rendait vrai. Tu as craché à leur face, dans leur grammaire bourgeoise pour te faire entendre, les insanités de ta vérité, l’attirance du mal. Mais pas là, là ta vérité est dure, mais ton verbe est doux, là tu répands de l’amour. Funambule, je t’aime. Poète, je t’aime. Vie, je t’aime. Je t’aime, et parce que je t’aime, je hisse bien haut, très haut mes exigences. On ne négocie pas, on tend le fil d’acier huit mètres au-dessus du sol. On n’a plus d’autres choix que l’ultime respect, le radical respect de sa vie et de son art. L’humble reconnaissance.

Sur le fil - Le funambule de Jean Genet

Sur le fil – Le funambule de Jean Genet

Je suis Abdallah et je suis Jean. Et je vais apprendre à mourir. Tu me dis, Jean : « Plus rien ne te rattachant au sol tu pourras danser sans tomber. Mais veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil. » Tu me dis, toi qui m’aimes, que je suis un monstre. « Vous » ne monterait pour rien au monde sur ce fil d’acier. Moi, j’y monte. Et gravissant les marches qui m’y conduisent, je me défais de vous, je me distingue de vous. Je ne peux plus être votre familier. Je n’ai plus de famille. Tu me susurres, la voix ferme et désespérée : « Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son œuvre – tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois – le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse. Cruellement il écarte tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcheraient d’incliner son œuvre vers le monde. » Oui, Jean, je dois mourir au monde. Le dialogue est rompu. Le fil au-dessus du monde est tendu. Je le suis aussi. Plus de transaction. Je ne trafique plus. Dans la lumière aveuglante, au firmament, les miasmes, la pourriture des méchants ne me corrompent plus. Sur le chemin étroit du fil, scène limitée en apparence, prison miroitante, je suis authentique, je suis libre, j’explose et je fascine. Je me fascine d’être si monstrueusement moi. Tu me dis – je sais ta malice : « Bande, et fais bander. » Je suis sur mon fil comme le pendu à sa corde, je fais jaillir une semence dorée. Je vous rends fous de désir car je vous suis partiellement étranger. C’est que je donne forme, c’est que je donne corps – oui, c’est bien une affaire de corps – à vos peurs les plus profondes. Je bande de risquer ma vie, vous bandez, excités d’espérer ma chute. Vous admirez mon audace parce qu’elle vous manque et vous me honnissez parce que vous n’acceptez pas qu’on sorte du troupeau, vous n’acceptez pas la révélation de votre lâcheté. Je suis funambule, je suis poète, je suis artiste, je suis Homme et je vibre de toutes les émotions de tous les univers. Pour beaucoup d’entre vous, c’est trop. N’ayez pas peur, je vis pour vous, je les laisse remonter le cours de mes nerfs, je les laisse sortir par ma bouche, je les laisse flamber dans mes yeux tristes. Je les exprime pour que vous n’ayez pas à le faire. Les écouter et les voir vous seront plus doux car vous pourrez toujours vous distancier, me rejeter. Je suis un monstre, le monstre Abdallah, le monstre Jean, le monstre moi car je cours honnêtement, sur le fil d’acier, le risque de crever, car je suis déjà mort, hors des tourniquets du monde, car pour écrire, j’ai fait le vide, car je suis seul. De ma solitude, je peux danser, je peux chanter. Il ne reste que ça : la danse et le chant, le corps et la voix, et le mouvement. Il ne reste que le spectacle de la beauté, celui qui tue.

Écrire, c’est se mettre à l’ombre, s’enfermer dans la seule prison qui rende possible la liberté. C’est hurler de tout son être – cri apothéotique – au milieu du désert, c’est devenir un écho qui, peut-être, de loin, fera ondoyer la surface de mers éternelles. Les artistes sont des feux follets, apparitions astrales au milieu de la nuit, des précurseurs de la mort et ils, les autres, lisent leurs livres, scrutent leur image pour s’approcher prudemment de la tombe et se fabriquer un soulagement lâche : je ne suis pas artiste, je ne suis pas mort, je colle encore au monde, je suis lié. Et de rentrer dans son idiote maison avec jardinet, et d’expurger bien vite la fascination qui les a saisis. Il faut bien survivre : « Impolitesse du public : durant tes plus périlleux mouvements, il fermera les yeux. Il ferme les yeux quand pour l’éblouir tu frôles la mort. » L’artiste les aveugle. L’artiste déteste survivre. L’artiste monte sur le fil, risque la mort, risque la mort pour être beau. Il n’y a qu’un but, un but immense et minuscule : que quelques paillettes d’or à la fin des fins décorent ce qu’il nous reste de cheveux.

Sur le fil - Le funambule de Jean Genet

Sur le fil – Le funambule de Jean Genet

Mon petit Jean, je t’ai entendu dire cela : « Écrire c’est ce qui vous reste quand on est chassé de la parole donnée. » et écrire ceci : « On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé. » De notre exil, damnés de la Terre, dieux guérisseurs à nous-mêmes, en nous, léchons nos plaies enthousiastes, inventons une parole que ne soit pas donnée. Revenons les mains pleines et ouvertes, pleines d’offrandes sublimes qui, seules, lutteront contre l’entropie, contre la merde d’un monde décadent, physiquement voué sinon à sa dégradation. Artistes, nous sommes des héros, des vagabonds, de pauvres clochards célestes, qui de leurs petites phrases humblement puissantes, de leurs petites pirouettes, de leurs petites entailles dans le bronze, comme des Atlas, soutiennent, en vain peut-être, le cosmos. En vain, sûrement.

Merci Jean. Tu es l’arraché qui m’a arraché quelques heures au monde, fasciné par la beauté de tes mots. Voleur de mots. Mais me voilà un peu fatigué, attiré – mouvements alternatifs de rejet et d’immersion – par les sirènes du monde et tu le dis toi-même :« Ce sont de vains, de maladroits conseils que je t’adresse. Personne ne saurait les suivre. » Je n’oublie pas pour autant tes conseils. Ils sont mon horizon, mes compagnons. Avec toi, avec d’autres, surtout avec moi, je remonterai sur le fil d’acier à huit mètres au-dessus de la terre, albatros dans les nuées.

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